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La conquête de l’Egypte et l’approche indirecte

La conquête de l’Egypte et l’approche indirecte

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Dans cet extrait de « La conquête de l’Égypte et l’art de la guerre d’’Amr Ibn al-‘Âs » l’auteur s’intéresse aux choix stratégiques de ‘Amr pour prendre l’Egypte aux Byzantins, à partir de la théorie du polémologue britannique Basil Liddel-Hart sur la théorie de l’ « approche indirecte » :

En choisissant d’envahir le centre de l’Égypte au lieu de se diriger directement vers Alexandrie où stationnait la plupart des forces ennemies, ‘Amr a obligé les Byzantins à « descendre » vers Babylone et s’éloigner de leur base pour livrer bataille. ‘Amr a donc pris soin d’attaquer l’adversaire sur un point faible (qui était aussi un « point de moindre attente »), au lieu de l’affronter dans son bastion. Après avoir perdu l’arrière-pays où se concentrait l’essentiel de la population locale et des richesses agricoles, les Byzantins ont été contraints de retourner à Alexandrie pour la défendre.

‘Amr ne s’est donc pas montré imprudent en attaquant directement le cœur du pouvoir, ce qui aurait pu avoir pour effet de fédérer les Égyptiens autour de leurs maitres. Il a préféré faire un parcours en V en contournant le Delta, prendre d’abord Babylone au centre de l’Égypte et enlever Alexandrie une fois toute le reste du pays détaché de son emprise. Grâce à cette manœuvre indirecte, il prend la capitale facilement, car au moment où les Musulmans encerclent Alexandrie, les Byzantins ne disposaient plus d’appuis dans le reste de l’Égypte et se trouvaient totalement isolés. La conquête de l’Égypte illustre donc parfaitement la théorie de l’ « approche indirecte » de Basil Liddell-Hart (1895-1970).

Cet historien de la guerre britannique a étudié les grands conflits depuis l’antiquité jusqu’à la seconde guerre mondiale, pour tenter de découvrir une constante de la victoire. Il remarque qu’au cours de l’histoire, ce sont des manœuvres indirectes qui ont toujours été décisives dans la victoire d’un camp. Il conteste ainsi le concept clausewitzien de « bataille décisive » car l’auteur prussien estimait que la guerre n’est que la somme de multiples batailles, et que par conséquent, ce sont les batailles qui représentent l’action décisive dans un conflit[1].

Pour Liddell-Hart, c’est au niveau stratégique (et non tactique) que se situe la décision : éviter la bataille pour épuiser l’adversaire, imposer un blocus naval, couper les communications, gêner le ravitaillement, disloquer l’armée adverse en créant des menaces en plusieurs points, etc.

Il cite l’exemple du général thébain Epaminondas qui appliqua dans l’antiquité l’approche indirecte contre Sparte. En -370, Sparte était une puissance hégémonique qui infligeait à ses peuples vassaux, dans le Péloponnèse, une domination implacable. En enlevant d’abord les campagnes environnantes, Epaminondas a privé Sparte non seulement de ses administrés, mais aussi de son ravitaillement en denrées agricoles. Il a ensuite établi dans la région un nouvel ordre politique en créant la capitale d’un État qu’il a mis en concurrence avec Sparte.

Il a ainsi rallié à lui tous les sujets de Sparte qui préféraient sa gouvernance moins autoritaire que celle des Spartiates. Un demi-siècle plus tard, Alexandre de Macédoine emploiera contre l’empire perse, cette même approche indirecte.

Au lieu d’offrir à son ennemi des batailles dans les centres névralgiques où il était bien implanté, il contournait systématiquement les grandes villes et enveloppait d’abord l’ennemi pour le couper des populations et des campagnes, ne prenant les villes principales qu’en dernier. On retrouve également ce procédé pendant les guerres puniques entre Rome et Carthage.

Quand Scipion l’Africain débarque sur les côtes à l’est de Carthage en -204, il s’enfonce dans l’arrière pays de l’Ifriqya qui fournit Carthage en blé, au lieu de se diriger vers la Cité[2]. Il oblige ainsi Hannibal à venir à lui vers le sud et se détacher de sa base. Grâce à cette manœuvre (qui ressemble à la stratégie de ‘Amr par la forme de son parcours en V) Scipion a infligé une terrible défaite aux Carthaginois à la bataille de Zama en -202.

Il est frappant de constater que cette méthode se retrouve à toutes les époques, dans toutes les civilisations. Gengis Khan, par exemple, en conquérant la Chine, se garde bien de s’attaquer à la capitale des Kin (Pékin) où se concentre toute la puissance militaire, démographique et politique des Rois d’Or. Il se lance dans une longue manœuvre d’enveloppement en conquérant les vastes campagnes environnantes qui auraient paru paraître sans valeur pour un dirigeant moins avisé que lui, comme l’explique ici l’historien René Grousset :

D’autres auraient songé à prendre Pékin d’assaut. Avec son robuste bon sens, il s’y refusa : la ville était trop puissamment fortifiée et les Mongols n’étaient pas outillés pour un tel siège. Il se contenta de la masquer par un rideau de troupes et partit avec sa cavalerie en direction du sud[3].

Après avoir conquis les grandes plaines où s’étendaient les exploitations agricoles, Gengis Khan s’approcha de la capitale, mais au lieu de l’assiéger, il la contourna pour poursuivre sa chevauchée vers le sud. Il envoya ses généraux conquérir les terres jusqu’au fleuve jaune, enlevant sur son passage les forteresses une à une.

Grâce à cette stratégie, il est parvenu à isoler la métropole et la priver de sa puissance réelle, attendant que les responsables politiques Kin se divisent, se démoralisent, que certains désertent et que d’autres collaborent. C’est ainsi qu’en mai 1215, Gengis Khan entra victorieux dans la ville, presque sans combattre. Passons maintenant de l’extrême orient à l’extrême occident.

Un siècle avant les invasions mongoles, le mouvement Almohade (al-muwahhidûn) dirigé dans un premier temps par son fondateur Ibn Toumert apparaît au Maroc et tente de renverser la puissante dynastie des Almoravides (al-murâbitûn) qui s’étendait de l’Espagne jusqu’à l’actuelle Mauritanie en passant par le Maroc.

Ibn Toumert, d’abord simple prédicateur, prend soin de ne jamais s’attaquer à Marrakech, capitale de l’empire almoravide. Après s’être déclaré Mahdi, il pose les bases de son mouvement dans les régions reculées de l’Atlas, et prend pour capitale Tinmel. Patiemment, pendant de longues années, il attire à lui de nouveaux fidèles dans son fief.

C’est seulement après avoir réuni des milliers de partisans et constitué une force suffisante pour contrebalancer la puissance almoravide, qu’il entre en lutte avec son rival[4], en faisant tout pour forcer les Almoravides à prendre l’initiative :« l’éternelle tactique des montagnards que le Mahdi avait prescrite à ses lieutenants : “Ne descendez pas dans la plaine, mais laissez l’ennemi monter vers vous” »[5].

Cette « approche indirecte » portera ses fruits sous le règne de son successeur Abdul-Mu’min. Profitant de l’échec des offensives almoravides et de leur affaiblissement, Abdul-Mu’min contre-attaque en commençant par les villes secondaires. Il terminera sa campagne victorieuse avec la conquête de la capitale impériale, Marrakech, en 1145, après l’avoir isolé de tout son territoire périphérique.

Liddell-Hart retrouve le même principe au Moyen-âge. Guillaume le conquérant en envahissant l’Angleterre en 1066, préféra contourner Londres au lieu de l’attaquer. Il ne prendra la capitale qu’au terme d’une manœuvre d’enveloppement au cours de laquelle il arracha la ville de Douvres et les faubourgs de Londres[6].

Dans tous ces exemples, on remarque que le général victorieux applique le principe de l’ « approche indirecte ». Il évite soigneusement la bataille frontale, il ne se dirige pas vers le lieu où son adversaire concentre ses forces, mais conquiert les territoires périphériques pour rallier les populations vassales, déstabiliser l’armée ennemie en la forçant à sortir de ses bases, et priver l’État de ses ressources et de ses administrés.

Ensuite, il établit un système politique parallèle pour faire basculer les territoires et les populations dans son propre système politique. Si nous réexaminons la campagne d’Égypte à la lumière de cette théorie, nous en concluons qu’elle représente l’idéal-type de l’approche indirecte, car le parcours des Musulmans à travers l’Égypte représentait un V parfait, du fait de la forme particulière du Delta du Nil.


A. Soleiman Al-Kaabi

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[1] « La guerre consiste en une combinaison multiple de combats particuliers. Or, bien que cette combinaison puisse être sage ou déraisonnable et que cela conditionne grandement le résultat, c’est d’abord le combat lui-même qui a la plus grande importance. » CLAUSEWITZ (Von), Carl. Principes fondamentaux de stratégie militaire. Mille et une nuits, 2012. p11

[2] Liddell Hart. Stratégie. p140-143

[3] Grousset, René. Le conquérant du monde, vie de Gengis Khan. Albin Michel, 1944, p289.

[4] ‘Alî as-Sallâbî. Dawla al-Muwahhidîn. Dâr Ibn al-Jawzî.p78

[5] Charles-André Julien. Histoire de l’Afrique du nord. Payot, p448.

[6] Ibidem, p174-175

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