[Courrier des lecteurs] Le prophète Moïse : Modèle d’action et de réflexion [1/2]
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J’aimerais avoir votre avis sur un détail très intéressant que l’on remarque en lisant le Quran. Comme vous le savez, le prophète qui y est le plus cité est Moïse (aylehi salam). La question est : y a-t-il une raison particulière à cette abondance d’occurrences ? Je pense que oui, car rien n’est laissé au hasard dans la révélation.
Certaines études faites par des chercheurs et des lectures personnelles me font penser que Moïse serait en quelque sorte une préfiguration du prophète Muhammad (aylehi salat wa salam) c’est-à-dire que Moussa (aylehi salam) est l’archétype prophétique sur lequel est construit le modèle des prophètes envoyés après lui jusqu’à Jésus (aylehi salam) (voir Dt 18) et Muhammad (aylehi salat wa salam) en est son aboutissement le plus accompli.
Dans plusieurs passages coraniques, on retrouve ce qui semble être des parallèles subtils entre Moïse et Muhammad (aylehom salat wa salam) : par exemple au début de la sourate 14, ou dans la sourate 73 où la mission de Muhammad (Aylehi salam) est comparée à celle de Moïse mais également entre la nature les fonctions de la Torah et celle du Quran. Qu’en pensez vous ?
Je pense avoir répondu à votre question dans mon livre « Histoire Politique de l’Islam » (2016) dans lequel j’ai consacré un long chapitre au rôle des récits des prophètes révélés par le Coran dans la préparation mentale du Prophète Muhammad (aylehi salat wa salam) à sa mission. Voici quelques extraits de ce chapitre qui, je l’espère, répondront à votre question :
« Sur la voie des Prophètes »
Les musulmans étaient sur le point de fonder une nouvelle civilisation, avec ce qu’elle impliquait : une civilité, une cité et un degré de conscience politique élevé. La première phase, théorique, était fondamentale car elle avait pour but de remettre en cause la façon dont ces hommes concevaient instinctivement les phénomènes de pouvoir, d’affrontement et d’adversité, et par conséquent les relations qu’ils devaient entretenir avec leurs adversaires du Sénat mekkois.
La méthode que le Coran utilisait pour réformer leur conception de ces phénomènes résidait dans la narration des récits des prophètes antérieurs et des peuples anciens. Alors que les premières sourates avaient surtout été « évocatrices » en développant la notion de « Rappel », les nouvelles révélations se concentraient désormais sur l’histoire des prophètes et de figures illustres.
Le Coran imposait le concept de Sunna (pluriel: Sunan), c’est-à-dire l’idée que l’histoire est régie par des « actes fondateurs » accomplis par des grands hommes, au premier rang desquels les prophètes qui sont présentés comme des exemples à suivre. Le Coran oriente le lecteur vers l’art de comparaisons historiques, et l’invite à y déceler les similitudes entre les époques et à en déduire les directions à emprunter, les stratégies et les actions à entreprendre. La vie des prophètes devient la base de paradigmes historiques, dont les peuples sont voués à vivre des répliques :
{Telle est la Sunna [coutume/Loi historique] qu’Allah a appliquée aux peuples précédents} (Coran 40.85)
L’étude des Sunan est présentée comme fondamentale pour comprendre sa propre époque et savoir agir. Le Coran n’utilise pas un discours théorique et « philosophique » pour dévoiler ces grands principes, mais un discours narratif.
Les récits des prophètes permettent aux lecteurs d’en déduire, par analogie, des principes d’actions pour leur propre réalité. Ces récits sont clairement désignés comme des sources de réflexion pour en tirer des enseignements concrets directement applicables par les musulmans :
{Il y a dans le récit [des prophètes] des enseignements pour les hommes doués d’intelligence. Ce Livre n’est pas un récit inventé de toute pièce, mais il est une confirmation des Ecritures antérieures, un éclairage sur toute chose, une juste orientation et un trait de miséricorde pour un peuple croyant} (Coran 12.111)
Pendant cette première phase d’affrontement avec les Mekkois (614-618), deux prophètes en particulier allaient servir de modèle d’action pour les musulmans : Moïse et Joseph. L’histoire de Moïse affrontant le pouvoir de Pharaon fut le premier support pour enseigner à Muhammad (aleyhi salat wa salam) plusieurs lois fondamentales sur la nature du « pouvoir » et de la révolte. Ce récit était parlant pour le groupe des premiers croyants, qui étaient aux prises avec la puissante aristocratie mekkoise qui s’évertuait à combattre l’Islam.
C’est ce qui explique que Moïse soit mentionné dès les premiers versets révélés. Il est en effet le deuxième prophète, après Jonas, à être évoqué dans le Coran. Il apparaît dans la sourate al-Muzammil (73), où il est mis en comparaison avec le prophète Muhammad (aylehi salat wa salam), en menaçant les idolâtres :
{Nous vous avons envoyé un Messager comme témoin, comme Nous envoyâmes à Pharaon un Messager * Mais Pharaon désobéit au messager et fut frappé d’une terrible calamité} (Coran 73.15-16)
A partir de la révélation de ce passage, l’élite mekkoise sera systématiquement mise en comparaison avec Pharaon. Bien des années plus tard, après la victoire de Badr, qui fut aussi la première confrontation militaire entre les musulmans et le pouvoir mekkois, le Prophète (aylehi salat wa salam) dira d’Abû al-Hakam ibn Hishâm :
« Chaque nation a son Pharaon, et Abû Jahl ibn Hishâm est le Pharaon de cette Nation ».
Ce hadith démontre le souci du Prophète Muhammad (aylehi salat wa salam) de souligner la répétition des schémas historiques. Cette méthode comparative est omniprésente dans le Coran, où les prophètes sont évoqués en premier lieu pour rappeler les similitudes avec le présent que le Prophète Muhammad (aylehi salat wa salam) et les siens vivaient à Mekka, mais aussi comme des précédents historiques voués à être « répliqués » dans l’Histoire.
C’est dans ces récits que les croyants de toutes époques devraient puiser les enseignements nécessaires pour surmonter leurs difficultés et vaincre leurs ennemis.
La figure de Moïse avait ceci de fondamental pour les musulmans, que son histoire était avant tout celle d’une révolte. Moïse est d’emblée présenté comme un modèle de « révolutionnaire », un prophète révolté venant renverser un puissant ordre politico-religieux.
Le Coran soulignait le parallèle entre les deux situations : les Hébreux en Egypte et les musulmans à Mekka. Dans les deux cas, il s’agit d’une communauté professant une foi monothéiste, soumise à la domination implacable d’un ordre établi idolâtre et inique. La faiblesse de cette minorité contraste cruellement avec la puissance de son adversaire. Jusqu’à la fin, ces deux classes dirigeantes s’entêtent dans leur orgueil, leur mépris des croyants et leur hostilité envers le Messager, et le même épilogue tragique frappera le roi d’Egypte et l’aristocratie mekkoise.
De cette comparaison, les musulmans en tiraient une certitude : de même que Moïse renversa l’ordre païen en place, Muhammad (aylehi salat wa salam) renverserait inévitablement l’ordre des Quraysh, à moins qu’ils n’adoptent l’Islam. Voilà le message qui était délivré en filigrane dans ces évocations coraniques du prophète Moïse.
« La théorie de la succession (Khilâfa) »
L’histoire de Moïse n’était pas seulement un moyen de rassurer les croyants sur leur victoire inéluctable, elle devait aussi servir de support pour leur enseigner une vision complexe de l’histoire et de la civilisation. La sourate 28 affirmait que Moïse était voué à vaincre l’ordre pharaonique en vertu d’une loi divine selon laquelle « les faibles sur la Terre [étaient voués à devenir] des guides (imâm) et les héritiers de la puissance » :
{Pharaon s’enorgueillit sur la Terre, divisant ses habitants en factions et en rabaissant l’une d’elle (…) il était du nombre des iniques * Or, Nous voulons favoriser les faibles sur la Terre, faire d’eux des guides (imâm) et faire d’eux les héritiers [de la puissance] * Ainsi que leur offrir la préséance sur la Terre (…)} (Coran28.4-6)
Ces versets de la sourate 28 énonçaient que régulièrement dans l’histoire humaine, le pouvoir changeait de main pour échoir à un peuple autrefois dominé. C’est ainsi qu’apparaît la doctrine de la « succession », à travers le concept-clef de « khilâfa » (pouvoir successoral) sous la première forme verbale khalafa, ainsi que la dixième forme verbale astakhalfa et son substantif Khalifa (plu. Khulafa ; khalâ-if), qui a donné en français les mots calife et califat.
A travers ce concept, le Coran énonçait que le pouvoir, la « prééminence », appelé également tamkîn, et même sultân dans certains hadiths, «s’hérite » de peuple en peuple à travers l’histoire, et que les nations se succèdent les unes aux autres dans ce rôle hégémonique.
Du fait de cette loi historique du Khilâfa, les musulmans redoublaient d’espoir de vaincre l’ordre mekkois, car eux aussi en tant que « faibles sur la Terre », confrontés à un pouvoir fort et injuste, devaient nécessairement triompher et succéder à leurs ennemis. D’ailleurs, le Coran promettait explicitement aux musulmans une victoire similaire sur les Quraysh, mais aussi sur tous les puissants empires mondiaux :
{A ceux d’entre vous qui croient et font des bonnes œuvres, Allah a promis de leur donner la succession sur la Terre, comme Il donna la succession à ceux qui les ont précédés, et qu’Il donnera la prééminence à leur religion qu’Il leur a professée, et de transformer leur peur en sérénité.} (Coran 24.55)
Cette promesse avait été réitérée par le Prophète (aylehi salat wa salam) lui-même : « Ô Hommes ! La vie terrestre est une douceur verdoyante, et Allah vous y établira “Successeurs” afin de voir comment vous agirez ! »
Cette promesse, aussi incroyable et insensée qu’elle pût paraître, se trouvait confirmée par l’épopée de Moïse. Allah prenait à témoin l’histoire des Hébreux en Egypte pour bien prouver la véracité de la promesse qu’Il avait faite à cette petite communauté marginale de croyants de Mekka. Comme Muhammad (aylehi salat wa salam), Moïse avait promis aux Hébreux qu’ils « succéderaient » à leur ennemi, qu’ils obtiendraient la « puissance sur la Terre » et qu’ils étendraient ensuite un empire de la foi.
Cette promesse avait d’ailleurs suscité les sarcasmes des Hébreux :
{Il dit : « peut-être que votre Seigneur détruira votre ennemi et vous fera succéder (astakhlafa) à lui sur la Terre, afin de voir comment vous agirez »} (Coran 7.129)
Dans les deux cas, et en des termes similaires, Allah promettait que le groupe faible « succéderait » au groupe fort. Par analogie avec l’histoire de Moïse, Abû al-Hakam et les autres ennemis de l’Islam allaient suivre l’exemple (Sunna) de Pharaon et subir le même sort que lui, tandis que les musulmans triompheraient à l’instar des Hébreux.
Ces versets leur enseignaient une loi historique implacable : contrairement à ce que s’imaginent les vulgaires, la civilisation et les attributs de pouvoir y afférant, ne sont pas des facteurs qui se « créent » spontanément, mais des forces qui circulent de peuple en peuple.
Cette idée s’imposait également avec le concept d’ « héritage » qui revient constamment dans le Texte révélé :
{Nous avons inscrit dans les Psaumes, après le Rappel, que la Terre sera « l’héritage » de Mes serviteurs vertueux} (Coran 21.105)
[…]
Selon la même Sunna, au moment où Moïse parvenait enfin à conduire le peuple hébreu vers le Sinaï, l’Égypte se vidait de ses ressources au profit de ses ennemis, qui « héritaient » d’eux. L’Égypte déclinait en tant que puissance, tandis que le royaume d’Israël allait lui succéder quelques générations plus tard dans la puissance et l’hégémonie :
{Combien de jardins et de sources ont-ils abandonnés ? * de cultures et de terrasses somptueuses * des demeures où ils séjournaient en tout bonheur * Tout cela, Nous l’avons donné en héritage à un autre peuple} (Coran 44.25-28)
Dans le Coran, le concept de Khilâfa (succession) était donc systématiquement employé dans ce sens, comme ici :
{C’est Lui qui a fait de vous des successeurs [khala-ifa] sur Terre, élevant en degré certains d’entre vous aux dépens d’autres, afin de vous éprouver par les richesses qui vous sont données} (Coran 6.165)
Dans ce verset, la « succession » (khilâfa) se définit explicitement comme l’alternance des peuples dans l’accès à l’hégémonie et à la puissance politique. L’expression « élevant en degré (darajât) » précise que cette puissance est inséparable de l’idée de « civilisation ». Les degrés évoquent ici le niveau civilisationnel sur le plan matériel (technologique et économique) et culturel (civilité, raffinement, moralité).
Ensuite, il est dit {élevant certains d’entre vous aux dépens d’autres} : ce passage met en exergue le phénomène des « vases communicants » car la montée en puissance d’une nation se fait aux dépens des autres qui s’affaiblissent proportionnellement, du fait que les attributs fondamentaux de la puissance s’ « héritent » d’un peuple à un autre.
Enfin le verset se termine en énonçant la finalité de cette Sunna : {afin de vous éprouver par les richesses qui vous sont données}. On connaît le double-sens du verbe balâ /abtalâ dans le Coran qui signifie à la fois « mettre à l’épreuve » et « révéler, manifester ».
Cette homonymie contenait une doctrine à elle seule, car elle supposait que les épreuves qu’Allah soumet aux Hommes dans leur existence terrestre ont pour objectif de les faire réagir, et que c’est dans cette réaction face à ces événements (conflit, injustice, privation, etc.) que chacun manifestera et révélera les tréfonds de sa personnalité et son degré de moralité.
Dans ce verset qui traitait de la puissance des nations, le verbe abtalâ impliquait donc que le transfert de pouvoir d’un peuple à l’autre a pour finalité de révéler la « personnalité », le niveau moral de chaque peuple, en observant l’usage qu’ils feront de leur supériorité matérielle sur les autres nations (la justice ou l’oppression) et s’ils feront concorder cette puissance matérielle avec la Vérité révélée.
C’est en cela, que le Prophète (aylehi salat wa salam) décrivait l’expansion future du monde musulman comme le fruit de l’ « héritage » des richesses matérielles des civilisations antérieures : « Comment vous comporterez-vous lorsqu’Allah vous fera hériter des trésors de César et de Chosroes ? »; « Je jure que vous dépenserez les trésors [de Chosroes et César] pour la cause d’Allah ! »
Mais aussi comme l’héritage de doctrines étrangères et de coutumes : « Vous suivrez l’exemple des nations qui vous ont précédées coudée par coudée et empan par empan, si bien que s’ils entraient dans un trou de lézard, vous les y suivriez. ».
L’Histoire témoigne en effet que les grandes civilisations ne constituent pas des espaces autonomes et que leurs ascensions ne sont pas des processus endogènes, mais le fruit d’un héritage constant de richesses matérielles (ressources, territoire, populations…) et morales (doctrines, savoir, civilité…). La naissance des civilisations repose sur le recyclage des richesses et des savoirs d’une civilisation antérieure.
Pour formuler autrement cette Loi historique, on pourrait transposer le premier principe de thermodynamique qui stipule que dans un système fermé, l’énergie ne se crée pas, ni ne disparaît, mais se conserve et se transforme. Au même titre que l’énergie, le pouvoir politique, le leadership, la force, la civilité, sont des éléments qui se conservent et se transforment perpétuellement à travers l’histoire humaine et s’héritent d’un peuple à l’autre, sans qu’il n’y ait « création » de force, ni disparition.
Voilà résumée la conception du Khilâfa…
A suivre
A.S. Al-Kaabi
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