L’Islam est-il politique ? (Extrait – HPI)
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A ce stade de mon propos, je suis contraint de m’arrêter pour répondre préventivement à une accusation à laquelle ceux qui abordent les aspects politiques de l’Islam sont souvent exposés. En effet, nos esprits occidentaux ou occidentalisés ne peuvent que tressauter à l’idée que le Prophète de l’Islam était un « stratège » et un conquérant. Ceux qui haïssent l’Islam y verront certainement la confirmation de ce qu’ils s’évertuent à démontrer :
l’Islam n’est pas une religion (dans le sens de haute spiritualité), mais une « idéologie », une entreprise de conquête et de domination. Quant à certains occidentaux « modérés » et certains musulmans, ils y verront eux aussi une insulte faite à l’Islam ou du moins une dépréciation, en osant concentrer l’étude du Prophète (ﷺ) sur les notions de pouvoir, de stratégie : notions communément perçues comme « triviales » et « bassement matérielles ».
Pour éclaircir ce point, je vais d’abord faire acte de contrition avant d’inviter le lecteur à faire de même en remettant en cause des schémas de pensée, dont nous sommes tous tributaires du fait des idéologies dominantes à notre époque, mais qui ne sont pas forcément justes :
- Premièrement, si je donne la prépondérance à l’aspect stratégique, c’est tout simplement parce que ce sujet est le fil rouge de toute ma réflexion. Le choix d’aborder la Sîra sous cet angle n’est pas le signe d’une négligence pour les autres aspects de l’islam, mais la fidélité aux problématiques de ma spécialité. Ce qui motive mes recherches depuis des années, c’est la formulation de lois supérieures qui expliqueraient les phénomènes de pouvoir, et malgré mes études académiques et mes multiples lectures dans le versant « occidental » de la culture humaine, je n’ai trouvé les réponses satisfaisantes à ces questionnements que dans la littérature islamique, que ce soit à travers des auteurs illustres tel le fameux Ibn Khaldoun qui a dégagé certaines lois dans le domaine du pouvoir, ou le controversé Ibn Taymiyya qui, malgré l’image désastreuse dont il jouit autant chez les musulmans que chez les incroyants, était un penseur hors-norme qui a formulé avec une intelligence réellement unique les lois qui régissent la naissance, le développement et les hybridations des doctrines et des idéologies, ou plus proche de nous dans le temps, le penseur algérien Malek Bennabi qui s’est penché sur les phénomènes de civilisation. Mais avant toutes ces références, la Sîra de notre Prophète (ﷺ) représente la source principale pour répondre à ces questions politiques comme nous le verrons dans ce livre.
- Deuxièmement, les questions politiques et stratégiques sont prioritaires à notre époque car pour la première fois de l’histoire, le monde est confronté à une civilisation (l’occident) qui a fait de certaines idéologies politiques la justification de son suprémacisme et le bras armé de son impérialisme. Dans ce contexte, les musulmans sont obligés de réétudier leur patrimoine sous cet angle pour opposer à l’occident leur propre vision de la politique, et pour déterminer quel type de société et quel système politique le monde musulman devra adopter dans les prochaines années. Les fondements du droit musulman (usûl al-Fiqh) admettent en effet comme principe fondamental le fait que les musulmans ont l’obligation de remédier à des situations d’urgence délaissées par la collectivité[1] et il existe effectivement chez les musulmans un véritable déficit dans la réflexion politique.
Au sein de l’immense littérature islamique, les questions politiques n’occupent qu’une place marginale, bien en-deçà de leur valeur réelle, tandis que les autres aspects de l’islam, comme les pratiques rituelles, y sont très largement traités et de manière exhaustive par les personnes compétentes, sans qu’il soit nécessaire de les développer davantage.
Nous tenterons donc de tirer les enseignements politiques et stratégiques de la vie du Prophète (ﷺ) pour juger à l’aune de ces critères les orientations stratégiques des actuels mouvements qui cherchent à restaurer l’unité et la force du monde musulman. Ces analyses auront un immense intérêt pratique pour les musulmans contemporains, dans la mesure où elles leur permettront de se situer dans l’environnement stratégique mondial, et de déterminer si oui ou non la manière dont les musulmans conçoivent leur affrontement avec l’Occident est conforme à la stratégie coranique.
- Troisièmement, bien que les questions politiques soient centrales dans le présent livre, il est important de réfuter l’idée que l’islam serait plus « politique » que les autres religions. Les questions politiques et militaires occupent indéniablement une place majeure dans toute la tradition monothéiste et biblique. A la lecture de l’Ancien Testament, il est frappant de constater à quel point les questions d’ordre géopolitique, historique et politique sont prépondérantes, tant dans les récits qui rapportent les guerres entre les Hébreux et leurs ennemis, que dans la bouche des grands prophètes bibliques, qui consacraient une grande partie de leurs paroles et oracles à prédire l’ascension et le déclin des empires, la fortune et la perte des enfants d’Israël, ou à déterminer dans quelles mains la puissance politique échoira dans le futur.
De même, il est incontestable que dans la Bible, les questions politiques tiennent une place beaucoup plus grande que dans les textes de l’Islam. En effet, les versets politiques et militaires demeurent minoritaires dans le Coran, en comparaison avec les versets traitant de doctrine, d’adoration et de spiritualité. Quant à l’image, répandue en occident, d’un Jésus apolitique, j’ai déjà démontré dans « La voie des Nazaréens »[2] à quel point elle est fausse puisque ce dernier était totalement impliqué dans les affaires politiques de son époque, qu’il appartenait aux courants juifs contestataires voire révolutionnaires et que le mouvement qu’il a fondé était éminemment engagé.
Cet engagement le poussait à vilipender constamment et avec une extrême violence les Pharisiens et les Sadducéens, c’est-à-dire les deux courants juifs « apolitiques » qui préféraient collaborer avec les Romains, leur laisser les rênes du pouvoir en échange d’une illusoire indépendance religieuse.
- Quatrièmement : maintenant que toutes ces précisions ont été faites, j’invite le lecteur à faire à son tour un effort d’introspection et de remise en cause. Si à notre époque les humains considèrent dans leur grande majorité que la religion et la politique constituent deux domaines antagoniques, c’est parce que nous sommes tous adeptes d’une vision « occidentale » du monde, dont le principe fondamental est la « contradiction ». Pour comprendre les origines de cette vision de la politique, il est nécessaire de prendre un peu de hauteur historique :
Pendant des millénaires, les humains ont vécu au rythme du principe de « confusion », que l’Islam nommera Shirk, « confusionnisme ». Les religions païennes ne distinguaient pas l’immanent du transcendant, le terrestre du céleste, et selon le même principe elles mettaient sur le même plan la politique et la religion. Les décisions politiques étaient le plus souvent dictées directement par des « divinités » que ce soit sous la forme d’inspirations reçues par les chamanes et autres prêtres, d’augures, de tirage au sort, d’interprétation de rêves ou d’oracles comme ceux de Delphes en Grèce antique.
Il y a 2500 ans, c’est justement dans cette Grèce antique, que naquit le principe totalement inverse de « contradiction ». Platon ne fut pas seulement le père de la philosophie, mais aussi l’initiateur d’une doctrine qui opposait le divin et l’humain, le céleste et le terrestre, en considérant que le monde visible n’est qu’une pâle et méprisable copie d’un monde supérieur et idéal, le monde des idées. Cette doctrine platonicienne de la « contradiction » inspira les fondateurs du christianisme[3], tels Paul de Tarse et Marcion, qui considéraient la « chair et l’esprit », « la loi et la foi », comme autant d’éléments contradictoires.
Mais le développement décisif de ce « principe de contradiction » s’effectua au début du Ve siècle chrétien avec l’œuvre principale d’Augustin d’Hippone : « La Cité de Dieu ». Traumatisé par l’affaiblissement de l’empire romain d’occident qui vivait ses derniers instants, Augustin affirmait que les pouvoirs politiques terrestres sont par essence mauvais et que le chrétien doit par conséquent chercher à appartenir à la « Cité de Dieu » et à fuir la « Cité des hommes »[4].
Il en concluait qu’il existe une opposition irrémédiable entre les aspirations religieuses d’un côté et les aspirations politiques de l’autre, ces dernières étant totalement contraires à la spiritualité. C’est donc à partir de la fusion entre le platonisme et le paulinisme, que les pères de l’Eglise ont imprimé le principe de contradiction dans la civilisation occidentale, principe qui s’est depuis diffusé mondialement du fait de la prééminence acquise par l’Occident.
Il ne faut donc pas considérer l’idée d’une contradiction entre religion et politique comme un principe universel et une évidence incontestable, mais le fruit d’une idéologie, d’une époque et d’une civilisation particulière. Il est difficile mais salutaire de parvenir à se distancier des fausses évidences héritées par sa culture, afin de ne pas être de ceux que le Coran dénonce en ces termes :
{Lorsqu’on dit aux infidèles : « Conformez-vous à ce qui est révélé par Allah ». Ils disent : « Nous préférons suivre ce que nos ancêtres nous ont légués ! ». Eh bien, les suivraient-ils même s’ils manquaient de discernement, même s’ils étaient dans l’erreur ?} (Coran 2.170)
D’ailleurs, l’Islam est apparu en contestant ce principe chrétien de « contradiction », et en prônant une voie intermédiaire, rejetant tout à la fois le confusionnisme païen et le contradictionnisme occidental, comme nous le verrons d’ailleurs dans le présent livre. La doctrine islamique consiste à affirmer que si effectivement le spirituel est supérieur au temporel et que l’adoration de Dieu est supérieure à l’établissement d’un système politique, pour autant l’un et l’autre ne sont pas contradictoires.
De plus, si l’Islam reconnaît que le spirituel et le temporel sont effectivement deux sphères indépendantes, puisque les humains se voient accorder une certaine autonomie dans leurs décisions politiques, et qu’ils sont jugés responsables de leurs choix stratégiques (contrairement au confusionnisme païen où ce sont les divinités qui interviennent directement dans les décisions), l’enjeu consiste justement à utiliser l’art politique pour le mettre au service de la religion. Selon cette vision musulmane, la stratégie n’est pas quelque chose de méprisable et de cynique, mais représente à l’inverse l’instrument pour étendre le rayonnement de la révélation divine jusqu’aux dimensions sociales et politiques de l’espèce humaine.
L’instauration d’un pouvoir proclamant la souveraineté divine sur les Hommes et se conformant aux exigences de la Loi révélée, permet de réconcilier ces deux sphères et mettre un terme à leur opposition. Inversement, l’Islam dénonce le projet qui vise à « autonomiser » l’humanité de toute emprise divine. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut comprendre les termes « politiques » que le Coran utilise aussi bien pour décrire le règne d’Allah (al-Malik, le Roi, al-Hâkim, le juge/le gouvernant, etc.) que la « rébellion » de Satan et ses alliés, qui tentent de faire de l’humanité une « province autonome » et rebelle de l’empire divin. Et à ce titre, la vision « contradictionniste » occidentale qui prône une séparation du politique et du religieux et qui cherche à reléguer la loi divine à la sphère privée, se conforme parfaitement à ces « aspirations sataniques »…
- Cinquièmement, et ce sera l’une des thèses que je tenterai de démontrer à travers ce livre, cette religion se distingue des anciennes révélations dans la mesure où le Prophète de l’Islam réunissait les connaissances révélées et la connaissance du monde. Sa mission incarnait un nouvel âge de l’humanité, où les serviteurs de Dieu ne devaient plus être de simples dévots, mais se devaient aussi de maîtriser une certaine intelligence et une sagesse politique. Il apparaît que chacune des actions du Prophète (ﷺ) répondait à des nécessités stratégiques et des étapes parfaitement calculées. Il existe à ce titre une véritable « science politique » islamique, qui se traduit par une compréhension des phénomènes politiques et qui permet de savoir comment agir stratégiquement, alors que les anciens rois et prophètes juifs suivaient aveuglément les ordres divins sans recourir à cette sagesse politique. La Bible rapporte que les prophètes consultaient Dieu avant chaque décision politique ou militaire. Dans l’Exode, on voit Moïse suivre à la lettre les instructions divines pour toute décision politique, sans recours à des raisonnements d’ordre stratégique autonome. Nous retrouvons cette conduite chez les rois-prophètes israélites. Ainsi David attend l’indication de son Seigneur pour toute décision militaire : attaquer ou non un village, dans quelle direction attaquer, poursuivre ou non les ennemis, tout cela sans recourir à une science stratégique :
Et David consulta l’Éternel, en disant : « Poursuivrai-je cette troupe ? L’atteindrai-je ? » L’Éternel lui répondit : « Poursuis, car tu atteindras, et tu délivreras. » (Samuel, 30.8)
L’Islam représentait une nouvelle étape dans la tradition monothéiste dans la mesure où les croyants ont désormais la responsabilité de comprendre de manière rationnelle les lois inviolables qui régissent les phénomènes sociaux et politiques qui permettent d’obtenir la victoire sur les ennemis par le respect de certains principes intemporels. Cette stratégie n’est pas quelque chose de cynique ou de trivial comme on le conçoit dans la culture occidentale, mais une véritable sagesse que les croyants sont appelés à maîtriser sur le modèle de leur Prophète (ﷺ). Cette idée qui parcourra tout notre propos explique le titre du livre « Histoire Politique de l’Islam ».
- Le sixième et dernier argument que j’invoquerai pour ma défense, c’est que ce livre sera loin de se limiter aux questions d’ordre politique. S’il est vrai que la dimension stratégique constituera la trame du livre, que je chercherai à déceler dans ces faits historiques les grandes étapes par lesquelles la Oumma en tant que réalité civilisationnelle et politique a pris forme, néanmoins le lecteur s’apercevra rapidement que cette Sîra n’écartera ni ne minimisera les autres aspects historiques de l’Islam. La première grande partie sera l’occasion pour moi de développer des aspects de la spiritualité musulmane qui sont ignorés ailleurs, et de définir la doctrine islamique avec des outils conceptuels et des éléments de langage dont ne disposaient pas les auteurs musulmans classiques.
A. Soleiman Al-Kaabi
Extrait du livre “Histoire politique de l’Islam – Tome 1 : Des origines de Mekka à la fondation de l’Etat de Médine “, p.13 à la p.20
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[1] Notamment sous le nom de fardh kifâya : une tâche qui incombe à tous les musulmans tant qu’elle n’est pas remplie. Ibn Taymiyya dit à ce sujet : « Plus d’un juriste (faqih), qu’il soit adepte de l’école d’ash-Shâfi’î, Ahmad ibn Hanbal et d’autres, affirme que ces arts profanes incombent à une minorité de la oumma, puisque l’intérêt général ne peut se réaliser sans eux. »(Al-hisbafî al-Islâm, p24).
[2] A.S Al-Kaabi. La voie des Nazaréens. Nawa, 2013.
[3] Je dis bien « fondateurs du christianisme » et non du « nazaréisme », ce qui exclut ‘Isâ ibn Mariam.
[4] Extrait d’Augustin où il affirme la parfaite opposition entre la cité de Dieu et la cité des Hommes : « Ces témoignages, et d’autres semblables qu’il serait trop long de rapporter, nous apprennent qu’il existe une Cité de Dieu dont nous désirons être citoyens par l’amour que son fondateur nous a inspiré. Les citoyens de la Cité de la terre préfèrent leurs divinités à ce fondateur de la Cité sainte, faute de savoir qu’il est le Dieu des dieux, non des faux dieux, c’est-à-dire des dieux impies et superbes, qui, privés de la lumière immuable et commune à tous, et réduits à une puissance stérile, s’attachent avec fureur à leurs misérables privilèges pour obtenir des honneurs divins de ceux qu’ils ont trompés et assujettis » (Cité de Dieu, Livre XI)
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