L’esclavage : définitions et particularités 2/2
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3/ La vraie définition de l’esclavage
Maintenant que nous avons relativisé l’esclavage en tant que « condition » sociale et humaine, en montrant que cette condition varie du tout au tout dans le temps et selon les sociétés, il faut pouvoir définir le « statut » réel de cette forme de domination. Pour cela, il faut admettre que l’esclavage se présente comme un contrat -tacite certes-, qui lie deux hommes : un maître et un esclave.
Or, ce contrat s’effectue en deux temps puisqu’avant d’être des esclaves, ils étaient le plus souvent captifs ou prisonniers de guerre. Dans le cadre d’un affrontement, le combat s’achève soit par la destruction du vaincu par le vainqueur, soit par un contrat tacite par lequel le vainqueur propose au vaincu d’épargner sa vie en échange du renoncement de ce dernier à combatte et résister.
En rendant les armes, le vaincu devient alors « prisonnier ». Dans un deuxième temps, le vainqueur propose au prisonnier d’assurer sa subsistance en échange de son labeur. L’esclavage se présente donc comme un double contrat : l’esclave a vu le vainqueur épargner sa vie en échange de son renoncement à utiliser la force et la violence, puis il a vu le maître s’engager à assurer sa subsistance (besoins primaires) en échange de sa force de travail.
Défini ainsi, l’esclavage apparaît comme un mode de domination qui s’avère très proche de celui qui lie, à notre époque, les États avec leurs administrés ou un patron avec ses salariés, ce qui nous pousse à supposer que l’esclavage représente la forme la plus primitive de « contrat social ». En effet, il ne faut pas commettre l’erreur de penser que l’abolition de l’esclavage a fait de nous tous des hommes libres.
Dans l’Antiquité, l’homme libre avait notamment la liberté de porter les armes et de se défendre, lui et les siens, si nécessaire. Quant aux maîtres, ils étaient des grands propriétaires, de véritables dirigeants à la tête d’entreprises et d’un système politique ; ils régulaient localement les relations sociales, faisaient régner l’ordre par la force et des gens armés. Comme l’explique Tocqueville :
« dans les pays à esclaves, les maîtres sont les premiers magistrats » [1].
En résumé, l’État « moderne » de type européen, c’est-à-dire un État « monopolisant l’usage de la violence physique » pour reprendre la définition de Max Weber, se substitue aux maîtres. Ce modèle fait de tout le monde des esclaves, puisque le contrat qui lie le maître à l’esclave consiste fondamentalement à échanger soumission contre protection.
L’abolition de l’esclavage, c’est la monopolisation totale de la domination politique par l’État central et la généralisation de la servitude à tous les individus qui sont, il faut le reconnaître, égaux dans cette soumission. Les Occidentaux n’ont donc pas aboli l’esclavage en tant que statut, mais ils en ont simplement amélioré les « conditions » en offrant à leurs esclaves loisirs, liberté relative et surtout confort quotidien.
Ainsi, cette distinction entre la condition d’esclave et le statut d’esclave oblige à revoir le jugement moral contre l’esclavage que l’Occident a imposé. Il n’est pas approprié de condamner entièrement l’esclavage comme le fait la philosophie abolitionniste car, en toute cohérence, il faudrait condamner avec autant de force les types de domination similaires, à commencer par le salariat ou l’autorité politique de l’État, et à prôner un total égalitarisme.
Personnalisme et institutionnalisme
Avec ce sujet, on revient à l’opposition entre l’approche « personnaliste » de l’islam et l’approche « institutionnaliste » propre à la tradition philosophique, sujet qui sera abordé dans notre prochaine publication « Textes politiques d’Ibn Taymiyya ». C’est-à-dire que la philosophie occidentale s’entête à vouloir donner une valeur morale à des institutions et à juger une société ou des pratiques sociales en fonctions de ses institutions.
De ce fait, certains courants philosophiques européens condamnaient le régime monarchique (absolutiste) en soi, même si le monarque se montre bon envers son peuple et éclairé. Pour eux, c’est l’institution qui pose problème, indépendamment de la valeur morale individuelle de celui qui occupe la fonction de monarque. Inversement, ils jugeront « bon » un régime qui repose sur des institutions démocratiques, même si les dirigeants sont mauvais et incompétents.
L’approche islamique est « personnaliste » dans la mesure où elle reconnaît la diversité morale des individus et qu’elle ne juge pas tant les institutions que les conduites particulières des « personnes » qui animent ces institutions. Concernant les régimes politiques, il y a ce célèbre hadith où le Prophète (sws) dit :
« Il y aura un califat conforme à la Prophétie et clément, puis il y aura une royauté clémente, puis une royauté autoritaire, puis une royauté brutale… » [2]
On voit que ce hadith ne condamne pas le régime monarchique « en soi » puisqu’il admet que certains monarques se montrent « cléments », d’autres « autoritaires » et d’autres enfin, « brutaux ».
Quand on applique cette opposition personnalisme/institutionnalisme à la question de l’esclavage, les divergences entre la vision islamique qui s’est contentée d’encadrer l’esclavage sans l’abolir totalement et la vision occidentale « abolitionniste », deviennent limpides. La philosophie occidentale condamne entièrement une institution (l’esclavage) en l’associant à un jugement moral unique (c’est mal !), en prétextant de conditions particulières non-inhérentes à cette pratique comme la maltraitance, alors que l’Islam ne condamne pas tant l’institution de l’esclavage que le défaut de morale de ceux qui exercent cette domination. Ainsi, l’esclavage n’est ni bon ni mauvais : ce qui est mauvais, ce sont les abus, l’oppression et l’injustice que certains maîtres ou certaines formes d’esclavage faisaient subir.
Pour autant, à la question de savoir si un État musulman devrait à notre époque rétablir l’esclavage; selon moi, la réponse est non. Il est peut-être tentant de rétablir l’esclavage par simple esprit de contradiction et de provocation envers les Occidentaux, mais il faut rester pragmatique et bien comprendre que si les sociétés occidentales ont aboli cette forme de domination, c’est parce qu’elle était le plus souvent inefficace, qu’elle engendrait des troubles et des maux d’une grande gravité. L’esclavage est une calamité pour la société qui le pratique.
Celle-ci s’expose aux inévitables révoltes serviles et, pire que cela, à un abaissement général du niveau culturel de la population au fil des générations. L’histoire montre qu’un peuple avancé décline plus vite s’il pratique plus massivement l’esclavage et surtout s’il délègue à des esclaves, servantes et autres domestiques l’éducation de ses enfants, ce qui était le plus souvent le cas.
Cette problématique se pose au monde musulman, qui sera de plus en plus confronté à la gestion de populations migrantes, souvent maintenues dans un état de quasi-esclavage comme en Libye ou dans les pays du Golfe.
Il existe aujourd’hui des moyens d’éducation de masse qui permettent d’inverser la tendance en élevant rapidement le niveau de populations exogènes. Aux musulmans d’inventer de nouveaux modes de gouvernance qui permettront de réaliser les maqâsid du droit islamique : combattre l’injustice, faire reculer la servitude et diffuser le savoir et l’éducation au plus grand nombre.
A. Soleiman Al-Kaabi
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[1] Tocqueville, Alexis de (1805-1859). Auteur du texte. Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville. p235.
[2] Hadith rapporté par Ahmad, selon Hudhayfa, avec des variantes dans sa formulation.
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