Savoir lire Sayyid Qotb avec l'exemple de la ''Jahiliyya'' [Extrait du livre Lire & comprendre Qotb]
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Vers une méthodologie de lecture : savoir lire Sayyid Qotb avec l'exemple de la ''Jahiliyya''
Ce qui est particulièrement troublant, c'est bien que pour la première fois, des cercles religieux – se présentant comme traditionalistes et fondamentalement attachés aux sources de l'Islam sunnite le plus orthodoxe - reprenaient avec zèle les mêmes accusations qui avaient été mises en place par les services de propagande du régime nassérien et vernis religieusement par les fonctionnaires d'al-Azhar[1].
« Rendre mécréants les Musulmans et leurs sociétés ? », Dans l'Égypte nassérienne, ce fut le seul et l'idéal message de terreur que les services de sécurité purent trouver pour empêcher tout mouvement de sympathie et toute progression d'une pensée politique qui pouvait leur être fatale...
Il faudra attendre près de 15 ans après, pour que la lutte armée de groupes islamiques[2], la violence et le terrorisme tâchent ''enfin'' de donner un semblant de crédit et de la consistance à ce slogan trop longtemps resté creux.
Or n'importe quelle étude sérieuse et objective qui se pencherait sur les années 1951-1966 (et même au-delà), les années de la prédication islamique de Sayyid Qotb, aurait du mal à retrouver dans les cercles religieux du monde musulman de l'époque, contemporains de cette prédication, les accusations que l'on trouve aisément de nos jours. N'importe quelle étude de ce type aurait du mal à retrouver à cette période les accusations qui ont été popularisées aujourd’hui sur Sayyid Qotb, et surtout, dans leurs proportions actuelles.
Les origines nassériennes et azhariennes d'une grande partie de ces attaques ont du mal à être masquées et ne font pas grand doute lorsque nous mettons en place une analyse historique méthodique de la dégradation de l'image de Sayyid Qotb dans le monde musulman[3].
Pourtant si les accusations ont été possibles, c'est aussi parce que les concepts très généraux que Qotb a développés ont permis des utilisations très subjectives : naïvement viciées ou délibérément vicieuses. C'est pourquoi il est intéressant de proposer une méthodologie de lecture de Qotb adaptée à tout ce type de littérature islamique. Cette méthodologie nous permettra d'analyser de plus près un de ces concepts, l'inscrire directement dans la pensée de Sayyid Qotb, tel que lui-même les concevait, à tort ou à raison.
L'un des principaux griefs à l'encontre de la pensée qotbienne concerne son prétendu « anathème de l'ensemble des sociétés musulmanes » : allégation massivement reprise et diffusée par ses opposants de tous bords. Les arguments défendant l'idée qu'il existerait un takfîr généralisé dans les écrits de Sayyid Qotb se basent assez systématiquement sur l'utilisation du terme ''Jahiliyya''.
Il y a donc ici une ambiguïté à lever autour de l'utilisation de ce terme et de ces prétendues implications, en appliquant un mode de lecture cherchant d'abord à prendre de la hauteur pour essayer de repérer la vision qotbienne dans l'ensemble du champ d’étude, avant de tirer des conclusions.
Plus qu'un terme, c'est un concept fondamental dans la pensée de Sayyid Qotb : la Jahilliya, une nouvelle ère d’ignorance (rappelant à bien des égards celle de type préislamique), son règne, son ordre, son système, ses valeurs, les comportements ou bien les croyances et les actes qu'elle implique chez les Musulmans : celle-ci semble être partout présente et prégnante en terre d'Islam, et bien entendu, au-delà du monde musulman.
En réalité, cette ambiguïté n'en aurait pas été réellement une si l'analyse discursive des écrits de Qotb, et un examen de la situation politique et sociale de l’Égypte des années 50 était de mise. Or ce ne fut pas le cas, vision passionnelle d'esprits troublés en prison ou vision laïque des services de sécurité du régime nasserien : l'utilisation du terme Jahiliyya impliquerait fatalement un anathème de la société.
Il faut souligner que l'utilisation à la fois littéraire et politique[4] du terme Jahiliyya que réalise Sayyid Qotb, avec son tout potentiel idéologique, était extraordinairement simple mais aussi assez naïf : tant le penseur n'avait certainement pas imaginé la possibilité d'une utilisation détournée aux implications extrêmes. On peut le prouver aisément par l'absence de précisions et d'implications politiques et juridiques de ce terme chez lui. Comme aussi, par l'absence de parole précise et claire prouvant que Qotb excommunierait fatalement tous les membres d'une société jahilite. Alors que bien au contraire, nous avons exactement l'inverse :
Nous n'avons pas rendu les gens mécréants, c'est une reprise erronée, nous avons plutôt dit qu'ils sont devenus ignorants d'un aspect de la réalité de la croyance [islamique], et qu'ils n'aperçoivent pas son essence véritable, qu'ils sont loin d'une vie islamique à un tel point que cela ressemble à l’état des sociétés ''jahilites'' (préislamiques).[5]
Cette précision de Qotb nous montre l'obligation et l'urgence de savoir lire et savoir comprendre la littérature politique islamique du siècle dernier. Celle qui use d'un vocabulaire et lexique ''moderne'' pour réexaminer la réalité religieuse du monde musulman.
Or, l'erreur évidente et maladroite avec ce type d'auteurs et d'ouvrages est d'avoir une méthodologie de lecture théologique pour des textes qui sont de nature politique, voire philosophique. Sous prétexte d'avoir un écrit de type islamique sous les yeux, il n'est pas rare alors que le réflexe d'une lecture dogmatique ''classique'' prenne le dessus chez les lecteurs alpha ne disposant point du recul nécessaire, ni de la capacité à relativiser le texte dans l'immensité du champ culturel islamique.
Adopter un mode de lecture théologique, c'est être amené à croire que l’écrit est fondamentalement religieux (au sens théologique du terme), et qu'il indique absolument des informations qui sont de l'ordre du Légal et du Juridique. C'est le réflexe primaire de la lecture de ceux qui amalgament l'islamique à la seule tradition religieuse. C'est à dire ceux qui par traditionalisme figé ou par effet de la lente sécularisation n'ont pas donné à l'Islam l'ensemble des champs d’études et des domaines qui doit normalement lui être attribué : l'Islam étant chez eux que purement théologique ('aqîda) et Droit (fiqh).
C'est ainsi que l'on comprend assez bien pourquoi des individus faiblement islamisés ou au contraire ultra-conservateurs, ou bien inversement, adeptes d'idéologies séculières, ont tous été capables de faire le lien trompeur entre Jahiliyya et Kufr (mécréance)et donc avec takfîr, (anathème) puisque la Jahiliya dans son sens premier évident est l’antithèse de l'Islam (mécréance, idolâtrie et polythéisme).
La Jahiliyya est tout ce qui était antérieur à l'Islam.[6]
La Jahiliyya renvoie au temps avant la mission prophétique, il est appelé ainsi à cause de l’étendue de l'ignorance.[7]
Ces trois sortes de lecture, chacune à cause d'une carence qui lui est propre, lorsqu’elles tombent sur ces passages de ''retraduction contemporaine de concept d'origine théologique'' dans les écrits de Sayyid Qotb, réduisent et faussent le champ de compréhension et elles ne peuvent amener qu'à de simplistes conclusions.
Généralement, se méprendre quant au mode de lecture à adopter en face d'une œuvre indique une faille chez le lecteur lui-même. Or, avec les écrits de Qotb, cela indique non seulement un manque de recul et de perspicacité dans la lecture, mais aussi une carence scientifique et linguistique sur la définition de certains termes, leur polysémie en fonction des contextes, et surtout l'incapacité à comprendre réellement ce que Sayyid Qotb visait et voulait signifier : car son langage, son vocabulaire leur est devenu quasiment étranger et inaudible.
Or, cette lecture demande un niveau minimal d'expertise, une sensibilité accrue et même une acuité dans plusieurs disciplines ou sciences. Le concept qotbien de jahiliyya nous le montre assez clairement. Il faut rappeler que Qotb est un penseur de la globalité (chumuliyya), il s’interroge et réfléchit sur les lois historiques, politiques et sociales qui affectent l'humanité, et surtout celles qui ont transformé et transforment l’état des musulmans dans leurs ensembles, et qui ont contribué au déclin civilisationnel de la Umma, jusqu'à la conduire à être totalement dominée par ses ennemis.
En sociologie, nous dirions qu'il adopte un point de vue clairement holiste. A ce titre, il juge plus des institutions que les hommes, il s’intéresse plus aux groupes formels ou informels qu'aux individualités : État et société sont pour lui plus important qu'individus et personnalités. L'homme grégaire n'est pour lui que le produit et la conséquence d'un ensemble beaucoup plus vaste. Chez Qotb, le souci de sociologie politique n'est jamais très loin, il est même constant.
Sociologiquement et islamiquement, chez Qotb, même si la Jahiliyya peut se composer de l'ensemble de chacune des croyances et actions d'individus, elle ne leur est assimilable que de manière collective. Or la collectivité en tant que somme d'individualité, ne peut pas elle-même s'individualiser. Et quoi qu'il en soit : la société peut être jugée indépendamment des hommes qui la composent. En théoricien sociologue, si la société peut sembler un ''être personnifié'', voire une personne morale dans ses écrits, ce n'est qu'un être à part et non un individu, une entité distincte des êtres vivants.
Sa personnification fait qu'elle peut être jugée de manière relative sans impliquer forcément le jugement absolu de tous les individus qui la constituent. De plus, si la société peut être jahilite comme un individu peut être jâhil : le jugement est d'abord qualitatif et non juridique.
C'est dans cette mesure qu'il faut comprendre que la Jahiliyya est chez Qotb une quasi-abstraction intemporelle qui peut prendre plusieurs formes et qui se renvoient les unes aux autres. Et abstraction ne signifie pas inexistence ou simple vue de l'esprit : pour lui la Jahiliyya a des conséquences concrètes et visibles sur tous les plans de la vie humaine.
Pour bien saisir cela, il faut nécessairement revenir sur la conception de jahiliyya chez Qotb dont la définition se trouve être très générale, c'est à dire qu'elle possède un sens qui englobe plusieurs réalités.
Aissam Aït-Yahya
Extrait du livre "Livre et comprendre QOTB", p. 92 - 98
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[1] En un mot, nous aurions pu dire ''philosophique'' puisque le propre du philosophe est de poser un concept. La jahiliyya chez Qotb en étant clairement un. Mais le terme philosophe est connoté négativement dans le monde islamique.
[2] « Limadhâ a'dhamunî » Pages 22-23.
[3] Ibn Hâjar, Fath al bârî (Tome 10 page 468).
[4] Al Manawî, Fayd al Qadîr (Tome 1 page 462).
[5] D'autant plus troublant et illogique qu'Al Azhar avait un enseignement traditionnaliste ach'arite qui ne jouissait pas d'une très bonne réputation auprès des ‘ulamâ’salafistes saoudiens...
[6] Notamment deux organisations égyptiennes : la Jamâ'a Islamiyya et le Tandhîm al Jihâd.
[7] Ce qui est peu surprenant là encore, reste la proximité flagrante des accusations de type laïque avec cette tendance salafiste grandement décriée pour son irjâ’ tendancieux. Laïques et ''mourjites'' font la même lecture de Qotb, ils l'analysent et ils le comprennent de la même manière : aucun étonnement à ce que leurs critiques et accusations soient exactement semblables.
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