Entretien avec le cheikh Abû Hafs al-Mouritani sur les guerres françaises au Sahel [1/4]
Entretien avec le cheikh Abû Hafs al-Mouritani sur les guerres françaises au Sahel
(et bref aparté sur l’affaire Sophie Pétronin) PARTIE 1/4
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Cet article est la retranscription de la première partie d’un entretien que j’ai effectué en juillet 2018 à Nouakchott avec le cheikh mauritanien Abû Hafs al-Mouritani en marge d’un colloque consacré à la situation politique au Sahel, réunissant des oulémas et des chercheurs de la région.
L’analyse du cheikh Abû Hafs sur les évolutions du conflit malien et sur le rôle pervers de la France au Sahel est très éclairante. Premièrement, du fait des antécédents et de la biographie très particulière d’Abû Hafs : formé aux sciences islamiques dans sa prime jeunesse, il s’envola pour l’Afghanistan dans les années 1980 pour participer à la guerre contre les Soviétiques. Il adhéra à Al-Qaïda dans les années 1990, devenant la principale référence religieuse de l’organisation et un ami très proche d’Oussama Ben Laden, avant de rompre définitivement avec l’organisation à l’été 2001, quelques mois avant les attentats du 11 septembre, du fait de ses désaccords profonds avec l’évolution de l’organisation sous l’influence du courant « égyptien » et des nouvelles orientations stratégiques misant sur des actions violentes à l’étranger visant à provoquer les puissances occidentales au lieu de consolider un contre-modèle viable en Afghanistan[1].
Consulté en tant que « Mufti d’Al-Qaïda » sur la légitimité d’une « attaque de grande envergure dans un pays occidental entraînant la mort d’un grand nombre de civils », il désapprouva ce qu’il jugeait être une action contraire aux règles éthiques du Jihâd et quitta officiellement l’organisation. A ce titre, Abû Hafs est certainement le premier « post-jihadiste » de notre époque puisqu’il n’a pas renié les revendications légitimes de l’Islam combattant, à savoir la nécessité de débarrasser le monde musulman des ingérences occidentales, de le réformer et le restructurer à travers la mise en application du modèle politique et juridique de l’Islam, mais en dénonçant certaines méthodes des groupes djihadistes qui contreviennent à la fois au droit de guerre islamique et aux principes stratégiques les plus élémentaires.
Cette approche « post-djihadiste » apparaît clairement dans l’analyse qu’il fait, dans cet entretien, du conflit malien, puisqu’il dénonce l’impérialisme français, soutient les revendications des populations de l’Azawad pour la mise en place d’une gouvernance islamique, tout en prônant une approche constructive, « politique » en incitant les groupes armés à adopter une position de dialogue à l’égard des deux régimes, malien et français, de manière à s’imposer comme des forces crédibles et matures aptes à régir véritablement ces territoires après le départ des envahisseurs.
Dans le même registre, nous remarquons sa volonté de réconcilier les diverses branches de l’Islam dans l’intérêt supérieur de la Oumma, bien qu’il s’affilie sur le plan personnel à la pensée « salafiste » d’Ibn Taymiyya qu’il cite abondamment dans ses écrits et ses discours. Le cheikh Abû Hafs prend donc soin de ne pas confondre causes politiques communes à tous les musulmans avec enjeux sectaires intra-islamiques. Par exemple, dans le conflit malien, Abû Hafs soutient l’ensemble des groupes indépendantistes, même ceux qui ne partagent pas sa doctrine et les signataires des accords d’Alger tout en appelant à l’unité entre les différentes tendances représentées parmi les groupes présents dans l’Azawad.
L’affaire Sophie PétroninIl est difficile d’introduire cet entretien sans évoquer l’actualité brûlante du Mali. Les propos d’Abû Hafs font tristement écho à l’affaire de l’otage française Sophie Pétronin, victime collatérale des guerres françaises au Sahel. Tout ce que dénonce ici Abû Hafs, à savoir le mépris et le refus de la France de dialoguer avec des mouvements islamiques s’illustre parfaitement dans l’impasse actuelle. Le fils de cette otage affirme que les ravisseurs sont prêts à faciliter la libération et le transfert de Mme Pétronin mais que cela est impossible à cause du refus catégorique de Macron :
Les autorités françaises bloquent toute possibilité de discussion avec les djihadistes. « Ils ont fait un travail de sape sur les gouvernements. A Bamako, on m’a fait comprendre que le problème de ma mère, c’est le problème du Nord-Mali, où l’on ne peut pas parler avec les djihadistes depuis que M. Macron en a décidé ainsi… Il suffit d’une décision de sa part », dit ainsi Sébastien Chadaud-Pétronin[2].
La stratégie de l’exécutif français est claire : contrairement aux anciens présidents qui cédaient discrètement aux demandes de rançons en échange de la libération de leurs ressortissants, l’équipe Macron souhaite visiblement la mort en détention de Mme Sophie Pétronin pour relancer sa machine de propagande.
De même que sur le sol national, ils sur-médiatisent des affaires de terrorisme pour détourner l’opinion publique de la gestion catastrophique de la France, dans leurs guerres extérieures, ces drames servent à délégitimer et criminaliser toute résistance à l’universalisme français. Accuser inlassablement leurs adversaires d’être des « barbares sanguinaires » leur servirait à dissimuler les vrais enjeux. Le « on ne discute pas avec les extrémistes » et la stigmatisation de l’autre sont le nœud du problème.
Même si on peut critiquer certaines méthodes utilisées par ces groupes, il est mensonger de les considérer comme les initiateurs du conflit ou comme les agresseurs. Leurs actions sont avant tout des réactions à une guerre d’ingérence française, qui va au-delà de la simple prédation économique (conserver la mainmise sur les richesses minières du Sahel) ou de la domination politique (via des régimes locaux totalement inféodés à Paris), mais qui se manifeste surtout dans une guerre de nature idéologique et religieuse contre l’Islam avec la volonté d’empêcher la mise en place d’un ordre juridique ou politique de l’Islam jusque dans les confins reculés du Sahara !
Cependant, la dénonciation de l’impérialisme français ne doit pas nous faire oublier les dérives issues du courant djihadiste dénoncées depuis longtemps par Abû Hafs et par d’autres idéologues de cette mouvance. En l’occurrence, les prises d’otage de civils en échange de lourdes rançons appartiennent à ces méthodes douteuses, souvent contraires au droit de la guerre en Islam, mais qui surtout hypothèquent les objectifs militaires et politiques affichés par ces groupes.
Nous n’avons malheureusement aucun moyen de peser dans cette affaire mais je joins ma voix, au nom de l'équipe Nawa, à ceux qui réclament clémence et justice pour Mme Pétronin, en espérant que ceux qui la détiennent la libèreront dans les plus brefs délais sans contrepartie ni condition.
Cette libération serait un acte courageux qui ne pourra que servir tous ceux qui œuvrent, dans l’Azawad, à débarrasser leurs terres des griffes françaises et rétablir la Sharia. En remettant Mme Pétronin directement à ses proches sans passer par les autorités françaises, ils contribueront ainsi à décrédibiliser le régime français en tant qu’interlocuteur fiable et exposeront aux yeux de tous la face crapuleuse de ce régime qui n’accorde aucune valeur à la vie de ses ressortissants surtout quand ses visées impérialistes sont en jeu.
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ENTRETIEN AVEC ABÛ HAFS AL-MOURITANI. PARTIE I
A.S Al-Kaabi : Par le nom d’Allah. Que la paix soit sur vous, Abû Hafs al-Mouritani. Ma première question est : quel est votre avis sur la guerre actuelle au Mali et quelle est, selon vous, la solution pour sortir de cette crise ?
Abû Hafs al-Mouritani : La guerre dans l’Azawad a des origines historiques très lointaines. La région de l’Azawad a une histoire particulière : ses habitants ont vécu sous la colonisation [française], endurant de grandes injustices qui se sont prolongées après l’Indépendance. Ils ont enduré l’oppression, la marginalisation et des souffrances de toutes sortes.
L’Azawad a autant souffert de la présence française que de la présence du gouvernement malien. Cette région a été punie par les Français qui reprochaient à ses habitants de ne pas envoyer leurs enfants dans le système scolaire colonial et d’avoir refusé d’envoyer leurs hommes pour servir dans l’armée d’occupation. Par la suite, ils ont été punis en étant privés [par le gouvernement malien] d’enseignement, d’infrastructures, de services de santé et même d’exercer leurs droits politiques les plus élémentaires, d’être représentés équitablement dans les institutions locales et dans les institutions de l’Etat malien. Voilà pour ce qui est de l’aspect historique.
Pour ce qui est de la réalité présente, après l’Indépendance, il y a eu de nombreuses revendications de la part des habitants de l’Azawad, certains réclamaient la sécession pure et simple par rapport au Mali, d’autres une forme d’autonomie. Des mouvements de libération sont apparus à cette époque, certains en brandissant l’étendard du Jihâd, dans une démarche de libération nationale, mais certains de ces mouvements étaient aussi laïcs.
Des insurrections et des actions violentes ont été menées par ces mouvements et l’armée malienne. Des accords de paix ont été signés sous l’égide des Etats de la région. Cependant, le gouvernement malien n’a jamais respecté ces accords. Pour résumer : la région est, depuis l’Indépendance, dans des situations de trouble et d’instabilité.
La nouveauté depuis quelques années est l’arrivée de groupes islamiques dans le nord-Mali. Ce nouvel élément a été désigné par le colonisateur comme le responsable de tous les problèmes de la région, reniant ainsi toutes les réalités historiques et les problèmes réels qui affectaient cette région. [Cette propagande] veut faire croire que lorsque ces groupes islamiques sont arrivés, ils ont trouvé une région stable et prospère avec des habitants satisfaits jouissant pleinement de leurs droits. Ce discours est mensonger car la région était déjà marginalisée, ses habitants opprimés, et ils le sont d’ailleurs toujours. Ces nouveaux groupes islamiques n’ont en fait entrainé qu’un seul facteur supplémentaire : l’implication des puissances internationales dans ce conflit.
Ces dernières années, l’armée française a lancé une campagne militaire dans le cadre d’une coopération régionale et internationale avec l’objectif de détruire ou d’expulser les groupes jihadistes du nord-Mali. Cette campagne leur a en effet permis de réduire l’emprise de ces groupes armés sur les grands centres urbains, mais elle a clairement échoué à détruire ces groupes. Il y a encore quelques jours [juillet 2018] une opération de grande envergure a été menée contre l’armée [d’occupation]. En réalité, les forces internationales ne sont pas stationnées dans le nord-Mali, il y a seulement l’armée française, les forces du G5 en plus de l’armée malienne.
Toutes ces forces militaires ont échoué à réaliser les objectifs annoncés par l’armée française, à savoir éliminer ces groupes du nord-Mali, comme le prouve le fait qu’il y ait encore des opérations djihadistes qui se soldent par des pertes dans l’armée française, les forces internationales, le G5 et les forces maliennes. Telle est la réalité présente du nord-Mali.
La solution, selon nous, ne peut provenir que d’un dialogue entre le gouvernement malien et l’ensemble des groupes armés maliens. Il est étonnant de voir que le gouvernement malien serait enclin à accepter ce dialogue, mais que la France refuse. La France n’accepte le dialogue qu’avec certains groupes, alors qu’il existe des mouvements islamiques locaux, comme celui d’Iyadh Aghali par exemple [Ndt : JNIM], qui représente les populations locales, ou au moins une partie d’entre eux. Ce mouvement est prêt à dialoguer, le gouvernement malien également, mais ce sont les Français qui refusent que ce dialogue soit tenu. C’est très étrange.
Ce dialogue devrait s’appuyer sur plusieurs points :
Premièrement, le refus clair de l’oppression exercée depuis l’époque coloniale et qui perdure jusqu’aujourd’hui, que les habitants de la région puissent obtenir leurs droits en termes de développement, d’infrastructures, de représentation politique, mais avant tout cela qu’ils puissent réaliser leur épanouissement identitaire, culturel et religieux. Il faut entendre les revendications de ces populations qui réclament l’établissement d’un système juridique découlant de la Sharia et non un droit [laïc] contradictoire avec leurs valeurs, croyances, religion et héritage culturel : c’est là un droit naturel qui devrait être respecté et qui ne doit pas être accusé d’ « extrémisme ».
Toute nation et tout peuple ont le droit de choisir le système juridique qui leur sert de référence. Les Français, les Belges ou les Chinois n’accepteraient pas d’être régis par d’autres lois que celles de leurs législations. Alors pourquoi quand il s’agit d’un peuple musulman, on dit que c’est de l’extrémisme et du fanatisme que de vouloir établir sa propre législation ? Voilà le premier point, à partir duquel ce dialogue doit se nouer : refuser l’oppression sur cette région et ses habitants et leur restituer leur droit à choisir leur législation et leur ordre politique.
Le deuxième point sur lequel doit s’appuyer ce dialogue doit être de renforcer la confiance [entre les parties] en reconnaissant à ces groupes le droit de négocier et de dialoguer. Ces groupes n’ont pris les armes –je parle ici des groupes maliens locaux, et non des groupes venus d’ailleurs- qu’après avoir épuisé tous les autres moyens pacifiques. Pourquoi sont-ils exclus des négociations ? Pourquoi certains Etats, comme la France, refusent de dialoguer avec certains de ces mouvements ?
Un autre point important pour renforcer la confiance : certains de ces groupes étaient parvenus à des accords avec le gouvernement malien. Mais ces accords sont toujours suspendus. Il faut que le gouvernement malien mette en pratique ce qui permet de réaliser l’intérêt des populations de l’Azawad. Je pense que certains Etats de la région peuvent jouer un rôle décisif pour réconcilier les différentes parties car il est avéré que la réponse sécuritaire et militaire n’est pas efficace comme le prouve le fait que malgré des années de campagne militaire française, les groupes armés parviennent toujours à lancer des opérations.
Le gouvernement malien a tendance à souffler sur les braises des inimitiés tribales, culturelles et ethniques du nord-Mali en appuyant certaines milices. C’est une chose qu’il faut rappeler, car en ce moment même des massacres sont commis à l’encontre des Peuls de la part de milices soutenues par le Mali. Il s’agit de véritables crimes perpétrés par le Mali à l’encontre des populations peules et non contre les mouvements étrangers comme le prétendent les gouvernements malien et français.
Tant que ces problèmes n’auront pas été réglés, que les accords n’auront pas été respectés [par le Mali] et qu’un dialogue n’aura pas été engagé, la crise ne pourra pas être résolue et la responsabilité de cela incombe à la France et au régime malien. Il s’agit d’une responsabilité historique et actuelle.
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[1] Pour les arabophones, nous recommandons cet interview qu’il a effectué il y a plusieurs années sur la chaîne Al Jazeera :
Lien 1 - Lien 2
[2] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/12/14/mali-le-fils-de-l-otage-sophie-petronin-en-appelle-a-emmanuel-macron_5397866_3212.html
Salem a3leykum dans le fiqh du jihed Depui kan on dialogue avec les ennemis D'autant plus c'est un jihed Défensif.
Wa aleikoum salam wa rahmatullah La question qu'il faudrait plutôt poser c'est : depuis quand on ne dialogue pas avec l’ennemi ? Certainement pas dans la Sîra du Prophète (sws) et des compagnons (Je vous invite à ce titre à lire "La conquête de l'Egypte et l'art de la guerre de 'Amr ibn al-'Âs dans lequel apparait clairement la diplomatie de ce compagnon). Dialoguer peut signifier parler avec l'adversaire, que ce soit pour négocier, trouver un comprimis ou poser des conditions, des exigences, des revendications, voire pour demander la reddition de l’ennemi, etc. Et cela ne veut pas dire que ce dialogue aboutisse ou qu’on croit qu’il aboutira. Dans le cas du Mali, il est évident que l’actuel régime français qui se distingue par un haut niveau d’arrogance n’acceptera pas le dialogue et n’entendra jamais raison ; mais le fait de se montrer ouvert au dialogue est au minimum un signal positif envoyé aux populations locales qui attendent des dirigeants raisonnables. Savoir faire la guerre et savoir faire la paix, sont les conditions de la victoire. Si on ne sait faire que l'une ou l'autre, il est impossible de gagner. Le drame actuel des musulmans est qu'ils sont divisés entre deux groupes d'extrémistes : les extrémistes pacifistes (ultra majoritaires) et les extrémistes militaristes (ultra-minoritaires) qui pensent que la force réside dans la brutalité pure et le jusqu’au-boutisme guerrier. Tant que les musulmans continueront de croire que se battre et faire la paix, dialoguer et remporter des conflits sont contradictoires, ils resteront dans cette même situation.