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Comment lire notre Histoire (2/2)

Comment lire notre Histoire (2/2)


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Une réflexion pour une méthodologie de lecture
Exemple par la question du déclin et du problème politique en terre d’Islam [2/2]



…La fin du Califat bien-guidé connaît aussi une étape intermédiaire avec le règne de Mu’awiyya Ibn Abî Sufyan (رضي الله عنه), qui est aussi une transition entre deux âges distincts de la politique : celui bénéficiant encore des ondes de la prophétie et celui de la royauté politique.

Il mettait fin au système califal électif mais aussi aux dissensions politiques et religieuses internes. Le régime intermédiaire de Mu’awiyya n’était plus réellement celui du califat bien-guidé mais pas encore celui du pouvoir dynastique[1] : c’est pourquoi objectivement il y a ici un véritable pragmatisme sunnite à adopter entre l’idéalisme politique et des nécessités liés à la réalité politique.

C’est pourquoi il faut faire attention à ce que l’analyse historique et politique ne dévie pas vers une critique muée par un trop fort idéalisme. C’est l’erreur idéologique commise par de certains auteurs et une partie des musulmans intéressés par ce type de réflexion, qui se sont trop attardés et focalisés sur la figure de Mu’awiya (رضي الله عنه).

Car justement, en période de transition historique, il n’est pas possible de fonder un jugement politique clair puisque les acteurs présents ne sont pas dans une posture statique et définitive.

Or cela ne vaut plus, ou largement moins, pour la période suivante. Historiquement, c’est ici que se trouve le dénouement ”fatal” et la véritable conséquence négative de la Grande Discorde entre les compagnons. Car c’est bien évidemment le règne de Yazid qui va marquer une rupture décisive comme en témoigne déjà la désapprobation générale de la communauté politique de l’époque.

Et toutes ses sources qui renferment des témoignages historiques irréfutables, constituent la preuve de la démonstration que nous défendons pour savoir et être aptes à lire et comprendre notre histoire.

Les acteurs présents (Famille du Prophète, Compagnons et premiers grands disciples) ont alors très rapidement compris qu’ils entraient définitivement dans une autre ère politique et donc une nouvelle phase historique. Ceci est une preuve de la conscience du changement qui s’opère sous leurs yeux et qui explique la volonté de tenter d’y mettre fin par la force.

Mis à part l’aristocratie Omeyyades (leurs clientèles, affranchis et esclaves, fonctionnaires, le cercle des intimes de Yazid et les membres de la famille fidèle à la mémoire de Mu’awiyya), dès l’annonce de la nomination il est évident qu’une grosse partie de la oumma témoigna de mécontentements importants.

Certains réprouvant très directement cette désignation, d’autres implicitement, les uns l’acceptant finalement par quiétisme ou par résignation, d’autres retardant le plus longtemps possible cette allégeance en espérant l’intervention (divine) du sort, les autres s’éloignant des centres urbains pour ne pas amener à faire acte de soumission publiquement, certains refusant clairement toute idée de bay’a. Et parmi eux : ceux qui firent le choix de l’insurrection pour tenter de mettre fin par la force à ce nouveau type de régime.

Ce pouvoir dynastique et sa mise en place créèrent définitivement un nouveau système politique inconnu des premiers musulmans. Marqué du sceau d’une certaine illégitimité vu la nature dynastique et la désignation unilatérale, sans collégialité reconnue.

C’est pourquoi ce pouvoir tentera de se montrer très soucieux de la légalité islamique pour rendre vaine toute contestation, en visant à assurer les intérêts publics de l’Islam. Malgré sa victoire politique et militaire, et surtout malgré sa capacité à avoir réduit toute voix discordante au sein du sunnisme, l’instabilité chronique du pouvoir omeyyade témoignera donc malgré tout de sa fragilité historique en terme de Légitimité.

Le règne de Yazid marque donc la première grande perturbation politique majeure dans l’histoire de l’Islam. Historiquement, c’est donc bien ce cycle institué par les Omeyyades qui se perpétuera de dynastie en dynastie pendant plusieurs siècles, se diffusant à travers l’empire et toutes ses provinces en se déclinant sous différentes formes. Mais tout cela en suivant une nouvelle logique, un nouveau cours de l’histoire et toute une série de nouvelles justifications juridiques islamiques.

La deuxième grande perturbation politique est d’origine externe : la colonisation occidentale, cela même si les causes du déclin sont internes (revoir le concept de colonisabilité de Malik Bennabi).

La colonisation européenne et la domination occidentale représentent un bouleversement extrêmement profond, qui a transformé de manière radicale toutes les perspectives élaborées jusqu’alors. Un siècle de domination directe, l’impérialisme prenant différentes formes, et concernant tous les domaines, a laissé des traces particulièrement indélébiles.

Création de frontières, de nouveaux états, acculturation, éducation et formation d’une nouvelle élite indigène, déstructuration de la société musulmane, infériorisation et création de complexes, destruction systématique de toute la symbolique politique islamique, politique de contrôle des oulémas, sécularisation des universités islamiques, réforme de l’éducation, occidentalisation des mœurs, nationalisation des waqf et des habous : les éléments de perturbation sont si nombreux et profonds que tenter d’en dresser une liste exhaustive est inutile.

En analysant la structure contemporaine et les fondements politiques d’une grande partie de ces états arabes (parfois de pures créations coloniales) qui n’ont jamais osé revenir sur toutes ces réalités, ni tirer le bilan de leur prétendue indépendance, on en vient à penser qu’ils ne sont finalement que la concrétisation de la justification historique des colonisateurs européens : ”civiliser les peuples et races inférieurs”[2] :

Une fois cela réalisé, la délégation de pouvoir (décolonisation) établie sur des bases séculières était donc inévitable. Nous ne développerons pas ici les causes et conséquences de cette deuxième grande causalité historique. Car elles sont déjà très clairement évidentes de nos jours, mais aussi très (trop) importantes pour pouvoir être traitées ici.

Finalement, ce sont ces deux grandes crises qui ont profondément modifié le cours de l’histoire politique musulmane. Sans elles, notre présent serait bien évidemment très différent. Le fiqh politique, qui suit chacune de ces crises, essaie, par réalisme pragmatique, de maintenir constamment un intérêt général pour l’islam et les musulmans (ou un semblant d’intérêt), mais sans pourtant parvenir à résoudre les grosses problématiques issues de ces bouleversements majeures.

Ce sont les deux grandes causalités historiques, c’est à dire les deux grands événements politiques dont découlent presque tous les autres, et dont tous les autres n’ont pas pu modifier leurs conséquences. Beaucoup de musulmans aimeraient sûrement citer ou penseraient à d’autres événements historiques, mais il faut s’interroger alors à leurs impacts réels, en étant bien sûrs de pouvoir les classer hiérarchiquement via le niveau des causes et conséquences.

On remarquera alors assez vite que la majeure partie des autres grands événements historiques (Croisades/Reconquista /Invasions mongoles/re-Découverte de l’Amérique, etc…) font partie des aléas du cours de l’histoire qui n’ont pas la force d’impacter le fil déjà cousu des événements en terre d’Islam, ce sont juste des multiples causalités plus ou moins mineures qui ne font et feront qu’accentuer des évolutions déjà déterminées auparavant.

Ainsi pour exemple, la découverte et la colonisation de l’Amérique par les Européens, l’exploitation des mines d’or et d’argent du nouveau monde qui transfèrent des centaines de tonnes de métaux précieux , la mise en place du commerce triangulaire qui enrichit les économies européennes :

Tout cela est une cause fondamentale dans la croissance et l’expansion de l’Europe, mais non du déclin du monde musulman déjà visible au XIVéme siécle ! Ainsi fin XVIIIe, l’Europe est déjà militairement assez puissante pour se lancer à la conquête des terres d’Islam (Campagne d’Egypte de Napoléon).

Mais le monde musulman était donc déjà très largement en déclin depuis plusieurs siècles. La colonisation (Deuxième grande causalité historique ouvrant une deuxième période historique avec sa série de deuxième de causalités mineures) est donc aussi le résultat d’un déclin interne.

Et finalement, rien ne nous empêche de faire même œuvre d’uchronie[3] en imaginant ce qu’aurait pu être l’histoire sans ces deux bouleversements. Pourquoi pas, cela fait aussi partie d’un exercice de la raison historique.

Ainsi, sans la Grande fitna, nous pouvons légitimement imaginer que la période du Califat bien-guidé aurait continué à perdurer sous la direction successive des cinq autres grands compagnons promis au Paradis (Talha Ibn Obeidallah, Az-Zubayr ibn al Awwam, Sa’d ibn abi Waqqac, Sa’d ibn Zayd et Abderahman)[4] et tous aptes au poste de calife[5].

Bien entendu, il aurait fallu par la suite que des procédures de plus en plus institutionnalisées soient mises en place concernant la passation de pouvoir (système du collège d’électeurs, tirage au sort, voie de ”concours”) faisant l’unanimité des élites avec l’assentiment populaire.

Toutefois, si l’on adopte une analyse khaldounienne, on peut énoncer que le déclin d’une dawla est, quoiqu’il en soit, une fatalité inévitable, mais pas irrévocable si elle permet une régénération du système politique. Par contre, si nous imaginons une histoire intégrant la Grande fitna, mais sans colonisation, il serait encore plus difficile de percevoir ce qu’il en aurait résulté aujourd’hui.

Quoiqu’il en soit, toutes ces questions ne sont utiles que pour comprendre la philosophie de l’histoire et affiner la critique et l’analyse politique, qui sert à penser le présent et le futur de l’Islam, en cernant au plus proche l’origine des problèmes rencontrés.

Finalement, c’est en relisant l’Histoire avec un œil neuf qu’il faut faire preuve d’humilité et de résignation en faisant intervenir le facteur ”Destin” : les événements passés sont issus d’une volonté divine irrévocable.

Dans toute épreuve historique (invasion, colonisation, guerre civile, etc.), il y a bien eu une sagesse divine que nous nous devons de comprendre pour nous élever : cela vaut donc aussi pour tous les passages douloureux de notre histoire.

Grande discorde et ses conséquences ou bien impérialisme colonial, il y a des conclusions positives à en tirer pour ceux doués de Raison et de foi. Le fatalisme face à l’Histoire a donc une partie saine et naturelle comme synonyme de soumission au Décret divin et à sa souveraine volonté.

Par contre, au temps présent et de notre vivant, invoquer de manière justificative le Destin comme réponse absolue à toutes nos limites, insuffisances, incapacités ou erreurs, par ce ”mektoub” cher aux orientalistes, en faisant preuve de fatalisme, est une grande tare qui plonge dans l’inaction, la passivité, la résignation et les lamentations.

Ou encore, mobiliser de manière constante des justifications pragmatiques, par prétention (réelle ou fausse) de conciliation alors que cela masque en réalité une profonde incapacité à modifier et à résister aux évolutions négatives de notre actualité politique, et qu’elle sert de masque visant à cacher l’inéluctabilité d’un fait accompli que l’on n’a pas pu prévenir, seulement justifier et tolérer !

Cela détourne le musulman de l’esprit véritable de l’Islam, voire même souvent, cela le fait tomber dans la collaboration directe ou implicite avec les forces actives non-islamiques qui réalisent -elles- avec vigueur et préparation, leurs plans et projets.

‘Umar ibn Al-Khattâb (رضي الله عنه) disait d’ailleurs à propos de cette contradiction dans notre nature et dans notre psychologie : « Seigneur je me plains à Toi de l’endurance du débauché et de l’impuissance du loyal ».

L’intérêt de tous ces développements, qui essaient simplement de poser une méthodologie générale et globale dans la lecture de l’Histoire politique de l’Islam, est de montrer que lire n’est pas un exercice aussi simple qu’il n’en a l’air.

Car le musulman hérite/adopte souvent une lecture inadaptée à son désir d’être impliqué et acteur de son histoire : il doit donc faire l’effort de moduler son niveau de lecture avec le niveau de réflexion voulu.

Il est donc nécessaire d’avoir du recul dans la lecture de notre histoire, cela tout en sachant quand il faut mobiliser l’esprit d’analyse critique. Dépassionner cette lecture ne veut pas dire être insensible, et garder son indépendance d’esprit ne veut pas dire s’éloigner des évidences.

Il est juste important d’en finir avec la lecture fantasmée et apologiste de cette histoire, celle qui flatte notre ego sans être capable de visualiser les failles, les erreurs, les déviations qui pèsent négativement sur notre actualité.


والله أعلم


Aïssam Ait-Yahya
__________________________________________________________________________________

[1] Parfois certains musulmans sont enclins à une mauvaise -et facile- opinion à Mu’awiyya, basée sur des sources ayant une vue partiale et partielle, qui se veut trop historiciste. Or Mu’awiyya, (comme n’importe quel autre compagnon finalement), a été entraîné par l’engrenage politique de la grande discorde, cela jusqu’à finir par s’imposer naturellement à la direction politique et hérité du Pouvoir.
Si nous faisons ici un bilan de l’histoire politique : on peut dire que la faiblesse du pouvoir et la multiplication des troubles exigeaient un maître dans l’art politique, capable de réunifier la communauté et de faire taire les dissensions. D’ailleurs le désistement de Hassan Ibn Ali au profit de Mu’awiyya a permis ensuite vingt ans de consolidation nécessaire de l’empire musulman naissant.
[2] Selon les termes mêmes de Jules Ferry.
[3] Une histoire qui aurait pu être, mais qui n’a jamais existé.
[4] Abû Obeydah Ibn Al Jarrah (رضي الله عنه) étant mort de la peste sous le califat de ‘Umar Ibn Al Khattab
[5] « Wa koullouhoum yaslouhou lil khilafat » Charh As Sounna, Imam al Barbahari.

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