Contre-insurrection et haute stratégie : l’exemple afghan [Extrait “La conquête de l’Égypte”]
[...]
La victoire du Parti Communiste Chinois en 1949 a consacré la réussite de la doctrine militaire de Mao. Elle provoque en Occident un terrible effroi. Le « péril rouge » et la peur d’une généralisation mondiale de la révolution communiste suscite à cette époque par réaction la naissance d’une pensée anti-insurrectionnelle, dont David Galula (1919-1968) est considéré comme l’un des pères fondateurs.
Informateur et conseiller militaire en Indochine, en Grèce et en Chine, puis Colonel dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie, il s’exile après sa retraite aux États-Unis, où il élaborera une doctrine de contre-insurrection.
David Galula tirait son expérience principalement de la guerre d’Algérie, mais sa doctrine était surtout dirigée contre des mouvements révolutionnaires de grande ampleur comme en Chine, où il a lui-même été fait prisonnier par les forces communistes.
Dans son livre Contre-insurrection, théorie et pratique, il tente d’alerter les élites occidentales du danger d’une vision « militariste », qui a montré ses faiblesses dans les divers conflits coloniaux. Il souligne l’importance de l’action politique dans la conduite des opérations militaires contre les mouvements « insurrectionnels » anticoloniaux ou révolutionnaires :
L’action politique (…) joue le rôle principal tout au long de la guerre. Il ne suffit plus au gouvernement de définir les objectifs politiques, de décider le volume de puissance militaire à y consacrer et de nouer des alliances ou de chercher à en défaire : la politique devient par elle-même une fonction opérationnelle. Les interactions entre les opérations politiques et militaires deviennent si fortes qu’on ne peut plus nettement les séparer ; au contraire, toute opération militaire doit être planifiée en prenant en compte ses effets politiques, et vice versa[1].
Après avoir constaté le succès de l’activisme politique des communistes pendant la guerre civile chinoise, il comprend que la voie militariste des armées pro-occidentales ne peut pas contrecarrer les mouvements révolutionnaires, car le combat qui les oppose est essentiellement de nature politique et idéologique : la réponse doit elle aussi être politique.
Sa doctrine déplace ainsi le point focal des armées occidentales : ce n’est plus le terrain que le gouvernement loyaliste doit conquérir, mais la population. L’enjeu réside en réalité dans la capacité des deux armées à étendre leur influence et le pouvoir de l’État qu’elles servent aux dépens de l’ennemi.
Cette approche est donc l’équivalent « occidental » de la méthode de Mao, car ce dernier préconisait l’extension maximale des structures politiques du PCC parallèlement aux actions militaires, de manière à évincer l’adversaire. Galula appelle lui aussi les armées occidentales à étendre leurs propres structures de pouvoir pour faire perdre aux révolutionnaires toute influence sur la population.
Il affirme que tout l’effort de l’armée loyaliste, dans les zones qui échappent à son contrôle, doit être d’« ancrer un appareil politique dans la population pour permettre de couper ses liens avec l’insurrection. »[2]. La prise de contrôle militaire d’une zone doit être suivie d’un long travail « politique ». Il décline l’ensemble des opérations de contre-insurrection en huit étapes :
1/ Destruction ou expulsion des forces d’insurrection
2/ Déploiement d’unités locales statiques
3/ Prise de contrôle de la population
4/ Destruction de l’organisation politique insurgée
5/ Organiser des élections locales
6/ Mettre à l’épreuve les dirigeants élus
7/ Organiser un parti politique
8/ Rallier ou éliminer les derniers insurgés
Sur ces huit étapes, on constate que seules les deux ou trois premières sont d’ordre purement militaire car « si essentielle soit-elle, l’action militaire est secondaire par rapport à l’action politique »[3]. Les étapes ultérieures confiées à l’armée loyaliste sont exclusivement politiques et visent à gagner l’allégeance de la population.
Selon cette méthode, l’organisation d’élections est une phase essentielle du conflit qui permet au camp « loyaliste » d’imposer son modèle politique en intégrant toute la population dans le système politique « démocratique » de ce camp :
Une meilleure solution est d’organiser l’élection libre d’un gouvernement local autonome provisoire, ce qui permet aux leaders naturels d’émerger de la population, cette dernière se sentant ainsi plus engagée vis-à-vis d’eux puisqu’ils sont le produit de son propre choix. […] Quel que soit le résultat des élections, le loyaliste doit l’accepter publiquement en posant une réserve : ces nouveaux élus locaux ne sont en place que de façon temporaire, jusqu’à des élections définitives qui se tiendront lorsque la paix aura été établie partout dans le pays. Durant cette phase, la propagande à destination de la population devra souligner quatre points : l’importance des élections, la totale liberté des électeurs, la nécessité de voter et le caractère provisoire du gouvernement élu[4].
Selon la doctrine contre-insurrectionnelle, la démocratie est considérée comme une véritable arme de guerre. Peu importe qui sera élu, car la simple participation au système démocratique en tant que candidat ou électeur, matérialise l’extension de la structure politico-idéologique occidentale au détriment des forces de résistance.
Galula considère, à l’instar de Mao et des révolutionnaires qu’il exècre, que la guerre est bien une mise en concurrence de modèles politiques et qu’elle ne peut être gagnée que par la participation effective de la population à ce modèle.
La participation de la population locale aux mascarades démocratiques constitue en-soi un acte d’allégeance au camp loyaliste et marginalise de fait les opposants. Les élections démocratiques jouent donc le rôle de liaison entre le versant politique et le versant militaire de cette doctrine.
Elles ont pour but de consolider les acquis militaires en impliquant directement la population dans un processus politique propre au camp occidental. Les Occidentaux n’ont jamais oublié l’efficacité « militaire » de la démocratie d’exportation.
Au Mali, François Hollande a « exigé » des élections présidentielles après avoir généreusement libéré le pays[5]. La feuille de route imposée par la France aux Maliens comprenait cette étape indispensable :
L’organisation d’élections présidentielles avant la fin du mois de juillet afin de doter les institutions maliennes d’autorités à la légitimité renouvelée apparaît plus que jamais indispensable[6].
Avant cela en Afghanistan, les Américains ont organisé des élections présidentielles truquées pour maintenir leur homme au pouvoir (Hamid Karzaï). Les armées occidentales ont donc bien intégré l’idée que le plus important est de « faire participer » la population à son système politique.
Les élections en Afghanistan avaient précisément pour objectif d’incorporer de force la population dans le théâtre politique importé d’Occident. Les élections étaient avant tout un « événement », un prétexte pour faire déplacer les habitants vers des bureaux de vote.
La cérémonie de la mise du bulletin dans l’urne, et surtout le marquage du doigt de chaque votant à l’encre indélébile étaient autant de rites qui permettaient de donner vie aux institutions politiques d’un des deux belligérants.
Avec la marque bleue qui maculait l’index des électeurs, les Afghans étaient comme « marqués dans la chair » par le processus politique du vainqueur pendant plusieurs jours. La démocratie était donc un instrument de guerre comme un autre.
Avec Galula, les Occidentaux reconnaissent que la victoire implique de faire réellement participer la plus grande partie de la population à des institutions politiques qu’ils ont créées[7].
Les puissances occidentales combattent pour imposer un modèle politique, mais les idéologies politiques issues de la philosophie européenne (démocratie, séparation des pouvoirs, constitutionnalisme, Etat-nation, etc.) sont elles-mêmes considérées comme des moyens d’assurer la victoire militaire. Là encore, on voit que la politique est la fin de la guerre, mais aussi le moyen de parvenir à la victoire.
Moyens politiques > GUERRE > Finalité politique
En mettant ce modèle en concurrence avec celui de l’ennemi et surtout en réussissant à faire participer la plus grande partie de la population, l’armée d’occupation parvient à prendre l’avantage. La victoire par les armes ne sera que le prolongement de la réussite politique.
L’échec de la doctrine Galula en Afghanistan
La doctrine de Galula est d’autant plus importante à étudier qu’elle a inspiré une école de pensée militaire aux USA, résumée à l’acronyme COIN (Counter-Insurgency) que le général David Petreaus a expérimenté en Irak (2007-2009) et en Afghanistan (2009-2012).
Elle nous permet de mieux comprendre les antécédents idéologiques de certaines guerres livrées par l’Occident dans le monde musulman à notre époque. La doctrine contre-insurrectionnelle s’est montrée cependant infructueuse à bien des égards car Galula, qui prétendait apporter une réponse à la guerre révolutionnaire, n’avait pas le génie de Mao.
Il a commis plusieurs erreurs fondamentales qui ne permettent pas la juste articulation du politique et du militaire, et qui ont condamné sa doctrine à l’échec, quand elle a été mise en application en Afghanistan face aux Talibans :
1/ Comme Mao, Galula fait l’erreur de croire que la dimension politique et idéologique des conflits est plus prégnante dans les guerres révolutionnaires modernes que par le passé :
Nous ne sommes pas en train de dire que le politique perd totalement son rôle de principale justification de la guerre. Nous disons plutôt qu’au cours d’une guerre conventionnelle, une fois les objectifs définis (…), une fois les directives données aux forces armées (…) c’est l’action militaire qui joue le rôle principal « la parole passe aux armes » ; l’artillerie devient l’ultima ratio regum.
[…] La guerre révolutionnaire présente un visage différent. La population constituant par elle-même l’objectif, les opérations qui visent à s’assurer de son soutien (…) sont essentiellement de nature politique[8].
En d’autres termes, il admet que dans tous conflits, le projet politique est la finalité de la guerre, mais que dans les conflits classiques la force armée est le moyen principal de remporter cette guerre, et non les moyens politiques. Il affirme que c’est uniquement dans les guerres modernes que la politique est devenue un moyen de parvenir à ses fins militaires.
Pourtant, la supériorité de l’action politique sur l’action militaire se retrouve dans tous les conflits, même ceux qui remontent à l’antiquité. En -370, le général thébain Epaminondas a établi un pouvoir politique concurrent dans le but de « conquérir les populations » soumises à Sparte.
L’Histoire de la guerre prouve qu’un projet politique, qui s’avère être plus performant que ses concurrents, participe à la victoire sur le terrain. Pendant la guerre civile romaine entre Julius César et Pompée (50-45 avant JC), le premier était au départ dans une situation militaire largement défavorable.
César ne possédait que neuf légions, dont une seule avec lui en Italie, alors que son adversaire disposait de dix légions en Italie, sept en Espagne ainsi que d’autres détachements, et contrôlait la majeure partie de l’empire romain.
Mais au lieu d’offrir des batailles à son adversaire, César s’est engagé dans une « guerre de mouvement », en parcourant les régions les plus peuplées d’Italie et de Grèce afin d’arracher le soutien politique des foules.
Les simples citoyens mais aussi les personnalités importantes dans l’entourage de Pompée, se sont peu à peu ralliés à lui et au système politique qu’il incarnait, contribuant à consolider sa victoire. La défaite militaire de Pompée et son assassinat par Ptolémée ne furent en réalité que la matérialisation de sa perte d’influence politique au profit de César.
Nous trouvons des exemples similaires dans l’histoire du monde musulman. La deuxième guerre civile qui a opposé Abdullah ibn az-Zubayr déclaré calife en 63 de l’Hégire[9]; à Marwân ibn al-Hakam représentant de la dynastie omeyyade obéit à ce même schéma.
Au début du conflit, Abdullah ibn az-Zubayr était dans une situation largement favorable car il contrôlait l’ensemble des provinces de l’empire musulman (Hedjaz, Egypte, Irak et même Syrie), il était reconnu comme étant le calife légitime par l’ensemble de la communauté musulmane, alors que le clan omeyyade ne contrôlait plus que la Jordanie et semblait très fragilisé.
Cependant, Marwân ibn al-Hakam est parvenu à reprendre l’avantage car il était à la tête d’un système politique performant, sophistiqué sur le plan administratif et reposant sur un clan animé d’un fort esprit de corps.
Face à lui, Abdullah ibn az-Zubayr, malgré le prestige religieux dont il bénéficiait, ne disposait d’aucune administration et son mouvement était composé de simples sympathisants qui n’étaient pas rattachés à un véritable système politique.
Marwân et son fils Abdul-Malik sont parvenus à renverser l’autorité d’Ibn az-Zubayr en étendant peu à peu leur système politique vers les régions périphériques où ils ont mis leur administration efficace en concurrence avec la gouvernance très faible de leur adversaire.
Ce constat peut être généralisé à toutes les époques et n’est donc pas l’apanage des guerres modernes.
2/ La deuxième erreur de Galula émane de causes plus profondes, propres à l’universalisme occidental. Dès le début de son ouvrage, Galula impose un parti-pris sémantique :
Nous appellerons l’un des acteurs l’« insurgé » et son action l’« insurrection » ; dans l’autre camp, nous parlerons de « loyaliste » et de “contre-insurrection”[10].
Sa théorie oppose donc les « loyalistes » au pouvoir, aux « insurgés ». Cette typologie arbitraire remet en cause le vocabulaire classique et neutre du « ami/ennemi » et lui substitue une distinction entre combattants légitimes et combattants illégitimes.
Le simple fait d’attribuer à l’adversaire le qualificatif relativement infamant d’ « insurgé » est un choix idéologique très marqué au regard de l’étymologie de ce mot[11]. L’ « insurgé » désigne un combattant qui n’a pas de légitimité à participer à un conflit et l’insurrection est une forme incohérente de combat qui s’applique davantage aux soulèvements spontanés, tels que les révoltes paysannes.
Cette définition est tout le contraire de la réalité, surtout en ce qui concerne les guerres communistes que Galula visait expressément. En Chine, les communistes ont très tôt fondé un parti fédéré autour d’une intelligentsia de très haut niveau.
La lutte contre le parti nationaliste obéissait à une idéologie et une stratégie militaire savamment structurées. La « guerre révolutionnaire » en Chine était tout le contraire d’une « insurrection » au sens de soulèvement anarchique et irréfléchi.
En ne reconnaissant pas la légitimité de leurs adversaires à défendre leur cause, les Occidentaux s’interdisent aussi de négocier avec eux, de les considérer comme des personnes crédibles avec qui il est possible d’engager des relations diplomatiques et des pourparlers.
Cette attitude, incarnée par les slogans tels que « on ne discute pas avec les extrémistes », entraine le rejet de l’autre et une limitation de l’activité politique. Nous avons déjà vu qu’à l’inverse, les Musulmans concèdent à leur ennemi que le choix de la guerre et de l’affrontement est tout à fait légitime, puisque les généraux proposent à leurs ennemis trois issues : « l’Islam, la Jizya ou l’épée ».
En s’enfermant dans le mépris des mouvements de résistance, les Occidentaux s’interdisent par ailleurs de comprendre la situation réelle, et multiplient les erreurs stratégiques.
Un rapport de l’IRSEM de 2012 sur la guerre d’Afghanistan pointait le danger des « a priori idéologiques » qui ont pour conséquence principale d’aveugler les Occidentaux eux-mêmes :
Un des aspects les plus surprenants de la guerre est le refus de la coalition de reconnaître l’existence même d’un ennemi jusqu’à une période très récente. […] Une des explications de l’absence de stratégie cohérente du côté de la coalition est l’interprétation de l’insurrection à partir de catégories idéologiques – « moyenâgeux », « retardé », « barbare ».
Ce mouvement, socialement et moralement régressif, serait incapable de pensée stratégique ou d’adaptation à la modernité technique ; il ne saurait menacer la première alliance militaire mondiale.
Or, contrairement à cette interprétation « localiste » et régressive des Taliban, ceux-ci ont un degré raisonnable de centralisation et une stratégie nationale. Loin d’être fermés à la modernité dans sa dimension technologique, ils ont appris à s’adapter aux innovations de la coalition. […]
Cette incompréhension de l’ennemi a conduit la coalition à utiliser des instruments (metrics) inadéquats pour mesurer l’importance et la progression de l’insurrection, donnant une importance trop grande aux incidents militaires au détriment de la pénétration politique. La progression de l’ennemi est donc devenue invisible dans certains endroits et, en conséquence, les stratégies proposées inadaptées[12].
Ce choix dans le vocabulaire prouve que Galula n’a pas autant saisi que Mao l’importance de l’activité politique. Quand Mao affirme que le parti communiste doit rallier, pendant la guerre révolutionnaire, le plus possible de partis, Galula exige de n’intégrer dans le gouvernement « loyaliste » que des individus entièrement soumis qui doivent « faire la démonstration de leur pleine détermination à combattre l’insurgé ».
Il préconise de combattre tous les membres du parti adverse, des combattants jusqu’aux idéologues « qui n’ont pas de sang sur les mains », en passant par les simples sympathisants.
En Afghanistan, les Occidentaux n’ont intégré dans leur gouvernement fantoche que des minorités ethniques pro-occidentales, totalement acquises à leurs idées et témoignant d’une haine viscérale des Talibans. La conséquence pour les armées occidentales, est qu’ils ne récoltent partout que des « flatteurs » et des ambitieux.
Des individus sans scrupule et très souvent incompétents qui ne cherchent qu’à profiter de l’occupation de leur pays pour s’enrichir personnellement. C’est ainsi que le pouvoir Karzaï est devenu un narco-Etat corrompu, dont la survie est compromise sans le soutien des forces armées occidentales.
3/ Une troisième erreur dans l’application de la COIN découle d’une mauvaise interprétation de la doctrine de Galula quant à l’attribution des tâches politiques. Galula affirme que la contre-insurrection se compose à 80% d’activités politiques et seulement 20% d’actions militaires.
Il attribue cependant l’essentiel des activités civiles à des fonctionnaires et des hommes politiques, et accorde donc une prédominance aux autorités civiles sur l’armée.
Or, quand Petraeus est nommé par Obama pour diriger les opérations contre-insurrectionnelles en Afghanistan, il commet l’erreur de confier l’action politique aux soldats et plus largement à l’institution militaire, en considérant que le soldat est avant tout un acteur politique.
En Afghanistan, les malheureux soldats de l’OTAN formés pour combattre, ont souvent été réduits à des tâches humanitaires ingrates, dans les régions où Petraeus a expérimenté la doctrine de Galula.
Les soldats occidentaux ont souvent témoigné de leur frustration à devoir « conquérir les cœurs » des Afghans en creusant hypocritement des puits, en rénovant des ponts ou en construisant une école dans un village.
Ces opérations de communication ne dupaient nullement une population afghane qui subissait quotidiennement des bombardements aveugles et les emprisonnements abusifs de leurs proches sur de simples soupçons. C’est en réalité aux dirigeants d’assumer le rôle politique.
La stratégie de contre-insurrection n’aurait pu fonctionner que si Petraeus ou un représentant civil du gouvernement américain avait assumé en personne le rôle d’intermédiaire avec la population :
Arpenter les campagnes afghanes, mener directement les tractations avec les chefs de tribus, négocier avec les Talibans, fédérer autour de sa personne. Il est évident que ce rôle nécessite une personnalité exceptionnelle, un charisme naturel que l’on ne retrouve que chez peu de personnes.
Chez Mao, comme dans l’organigramme de l’armée islamique au premier siècle de l’Hégire, l’outil militaire était subordonné à une élite qui maitrisait aussi bien l’action politique que l’art de la guerre.
Pendant la conquête de l’Égypte, ce sont les dirigeants comme ‘Umar, ‘Amr et Abdullah ibn as-Sâmit qui étaient en charge de mener les négociations politiques, d’attirer la sympathie des foules, et non les simples combattants dont le rôle se limitait à la guerre.
Le génie de l’Oumma à ce moment, a été de reconnaitre la valeur des hommes, et placer à leur tête les individus exceptionnels, car savoir faire la paix tout aussi bien que la guerre est une compétence qui dépasse le soldat et qui est propre à des personnes de grande qualité.
Ce n’est donc pas au militaire de faire de la politique, mais au politique de téléguider le militaire. L’approche approximative de la doctrine de contre-insurrection explique pourquoi le général Petraeus a échoué en Afghanistan. Les dirigeants du mouvement Taliban se sont avérés être de bien meilleurs stratèges en sapant méthodiquement le pouvoir politique de leur adversaire.
Mieux que Petraeus, ils ont compris la juste imbrication du politique et du militaire et ont appliqué, sans le savoir, les thèses que nous avons vues en érigeant une véritable administration parallèle dans toutes les zones qu’ils contrôlaient militairement, comme le confirme le rapport n°20 de l’IRSEM :
Les Taliban ont mis en place un État parallèle, généralement plus efficace que celui de Kaboul. […] En fait, les activités criminelles déclinent en raison du fait que les Taliban ont organisé une justice parallèle qui est plus efficace que celui de Kaboul qui est, il est vrai, particulièrement corrompu.
Les Taliban ont conduit une politique de pénétration idéologique à partir notamment des mosquées avec des envois réguliers d’émissaires venus du Pakistan. La mobilisation du ressentiment contre le gouvernement et la coalition a facilité leur travail, mais la mise en forme des revendications est essentielle[13].
En étendant systématiquement leur gouvernance aux zones conquises, les Talibans mettaient leur système en concurrence directe avec les ramifications de la gouvernance occidentale.
En dignes héritiers de ‘Amr ibn al-‘Âs, les Talibans se sont servis de leur modèle sociopolitique pour isoler l’État corrompu et inique de Hamid Karzaï qui n’était que le paravent d’une domination extérieure. Ils se sont imposés auprès de la population comme un facteur d’ordre au moment où « la coalition est devenue la première cause d’insécurité et de désordre »[14] :
Les Taliban ont posé les bases d’une administration des districts qu’ils ont (ou avaient) sous contrôle, notamment avec des juges appliquant la shariat et quelques taxes assez légères.
Si la coalition est perçue comme un insecurity provider, les Taliban sont, au contraire, un facteur d’ordre social. L’insurrection a montré sa résistance aux opérations de la coalition, ce qui indique une implantation sociale réelle[15].
Le modèle islamique de redistribution des richesses pour les nécessiteux avec la Zakât, une sévère politique de répression à l’égard du banditisme et de la corruption, la destruction des pouvoirs mafieux locaux incarnés par les « seigneurs de la guerre », etc. ont permis au mouvement taliban de jouir de la complicité des habitants.
Ils ont pu de la sorte recruter perpétuellement des informateurs et des combattants, assurer leur ravitaillement et finalement tenir en échec la « Coalition » pendant douze années de guerre, jusqu’à leur départ.
4/ La quatrième erreur des partisans de la contre-insurrection a résidé dans une forme de confusion entre politique et communication. On retrouve chez Galula une définition ambiguë de la « politique » de guerre. Il décrit la nécessité d’affermir le « soutien populaire » comme appartenant au registre politique.
Pourtant, le ralliement à un projet politique ne se réduit pas à un vague soutien moral ou à la popularité. Un État n’a pas besoin de « like » pour asseoir son autorité, mais d’une véritable participation des habitants à ses institutions.
La théorie de la contre-insurrection laisse donc planer une confusion entre action politique et « communication ». L’impératif de « conquérir les cœurs et les esprits » s’est souvent traduit par le souci d’améliorer l’image des armées occidentales auprès de la population.
Au nom de ce principe, les soldats de l’OTAN se sont évertués à montrer un visage sympathique en supervisant des aides au développement. Or, ce ne sont pas là des actions politiques, mais de la pure communication.
Rallier les différentes parties d’une société implique un modèle politique réellement efficace pour le bon fonctionnement de la collectivité, et non quelques gestes de sympathie et des cadeaux.
En revanche, sur le plan politique, les Occidentaux et le régime Karzaï qu’ils parrainent, n’ont pas réussi à étendre leur influence et leur administration sur une surface suffisante du territoire afghan pour assurer leur victoire sur les Talibans.
S’il est vrai que la popularité aide à exercer une gouvernance, et que cette donnée s’accorde généralement avec le degré d’ancrage politique, on trouve des exemples où popularité et ancrage politique sont inversement proportionnels.
Certains systèmes politiques sont impopulaires mais victorieux ; c’est-à-dire qu’ils sont ouvertement contestés mais parviennent à se maintenir et à vaincre leurs concurrents, car leurs institutions sont si bien implantées et leur présence si nécessaire pour toutes les couches de la société que même les mécontents participent à sa survie.
Pour les mêmes raisons des partis politiques attirent la sympathie de la population, mais échouent totalement à prendre le pouvoir car leurs institutions politiques sont soit inexistantes ou peu implantées. C’était le cas des partis « chiites » au premier siècle de l’Hégire qui ont systématiquement échoué à renverser le califat omeyyade.
Les descendants d’’Alî (Hussein, Zeyd ibn ‘Alî, Hishâm, etc.) jouissaient d’une grande popularité du fait de leur appartenance à la famille du Prophète (صلّى الله عليه و سلّم), mais leur ancrage politique était nul.
Inversement, leurs ennemis omeyyades étaient largement impopulaires, mais ils étaient à la tête d’un système politique efficace et d’une administration effective dont les rouages s’étendaient à tous les segments de la société.
Pendant la conquête de l’Égypte, ‘Amr ne faisait pas reposer son autorité sur une simple « popularité ». Partout où il prenait le contrôle militaire d’une région, il abolissait l’administration byzantine et lui substituait son ordre politique.
En installant partout le système de dhimma qui garantissait l’autonomie de croyance de toutes les communautés religieuses, en instaurant une nouvelle fiscalité, il résolvait la guerre civile religieuse qui déchirait le pays sous l’empire byzantin.
La solution politique et sociale qu’il apportait à l’Égypte rendait son pouvoir indispensable et condamnait toujours plus l’empire byzantin à l’échec militaire. Dans un conflit, c’est donc l’adhésion et surtout la participation effective au fonctionnement politique d’un camp qui amènera à sa victoire.
L’échec du tout-stratégique en Afghanistan
La défaillance des Occidentaux en Afghanistan provient aussi d’une interprétation mauvaise ou partielle de la pensée de Liddell-Hart, qui les a poussés à surévaluer l’importance du « stratégique » aux dépens du supra-stratégique.
Les armées occidentales sont aujourd’hui entièrement tributaires du paradigme liddellien, en tout cas en ce qui concerne l’« approche indirecte ». Liddell-Hart, qui a vécu les débuts de l’aviation militaire, a vu dans la force aérienne l’outil par excellence de l’approche indirecte et le moyen d’obtenir la suprématie stratégique.
Le développement de la puissance aérienne, des technologies furtives (B2), des moyens spatiaux, des drones, des manœuvres aéroportées, etc. représente l’application radicale de la doctrine de Liddell-Hart, car tous ces moyens visent à toucher l’ennemi de manière indirecte, frapper ses centres de commandement et les sites vitaux en évitant au maximum des batailles frontales couteuses en hommes.
Pourtant, la dernière guerre d’Afghanistan a consacré la crise de ce paradigme, car les Occidentaux ont négligé le versant « politique » de la pensée de Liddell-Hart. Les armées occidentales étaient incontestablement maitresses sur le plan stratégique, mais elles ont été débordées par les Talibans sur le plan supra-stratégique.
C’est-à-dire que les Occidentaux étaient en mesure, grâce aux frappes aériennes, de maintenir par la force leur présence dans le pays, de protéger l’État local qu’ils ont installé, de nuire à leur ennemi par des frappes ciblées, mais ils ont été mis en difficulté sur le plan politique, car les Talibans étendaient leur administration dans une grande partie du pays, alors que le modèle élaboré par les Occidentaux perdait chaque jour en crédibilité.
De ce fait, les Talibans n’étaient pas en mesure de vaincre totalement la « coalition internationale » et l’évincer du pays du fait des puissants moyens stratégiques dont elle disposait.
Mais les forces occidentales étaient incapables de faire réellement plier les Talibans, car ces derniers parvenaient à réaliser de nombreux succès tactiques tout en bénéficiant d’un puissant ancrage politique dans le pays. Cette situation a conduit à un véritable statu quo entre les deux belligérants.
En un sens, la guerre d’Afghanistan infirme l’idée que l’approche indirecte représente la constante de la victoire. En revanche, quand une armée occidentale parvient à associer sa maitrise des airs avec une prééminence politique, elle obtient nécessairement l’avantage comme ce fut le cas pour l’armée française au Mali en 2013.
A.Soleiman Al-Kaabi
Extrait du livre “La conquête de l’Égypte“, p.257 – p.271
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[1] GALULA, David. Contre-insurrection, théorie et pratique. Economica, 2008. p18
[2] Ibidem. p103.
[3] Ibidem, p133
[4] GALULA, David. Contre-insurrection, théorie et pratique. Economica, 2008, p189-190.
[5] « Mali : Hollande veut des élections en juillet, retrait français programmé », Libération, 28 mars 2013.
[6] Rapport de l’Assemblée nationale n°1288. p17-18 : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1288.asp
[7] Dans le cas des élections afghanes, la plus grande force politique du pays (les Talibans) n’a pu être intégrée au système électoral. Le refus des Talibans conjugué avec le rejet des Occidentaux ont condamné ces élections à demeurer une farce sans aucun enjeu.
[8] Ibidem, p16-18
[9] Après la mort du calife omeyyade Muawiya II
[10] GALULA, David. Contre-insurrection, théorie et pratique. Economica, 2008, p8.
[11] « L’utilisation même du terme « contre-insurrection » pour parler de la phase la plus récente de la « Forever War » (Filkins) des Etats-Unis aux Proche et Moyen-Orient pose un problème immédiat. En effet, une « insurrection » désigne, selon la définition la plus couramment citée, « a struggle between a nonruling group and the ruling authorities », ou encore, selon le Département américain à la Défense : « an organized movement aimed at the overthrow of a constituted government through the use of subversion and armed conflict ». Quant à « l’insurgé » lui-même, il est défini comme un « rebel who is not recognised as a belligerent ». Les définitions, on le voit, ne sont pas innocentes. Or qu’il s’agisse de l’Irak ou de l’Afghanistan, il est d’autant plus difficile de les accepter qu’elles tendent à attribuer une légitimité a priori aux autorités en place. Car c’est bel et bien ce postulat de légitimité qui permet aux gouvernements de qualifier certains de leurs ennemis de « combattants irréguliers », c’est-à-dire d’« insurgés ». (IRSEM, p11)
[12] « Insurrections et contre-insurrections : éléments d’analyse sociologique à partir des terrains irakien et afghan ». Rapport de l’IRSEM : DORRONSORO Gilles ; OLSSON Christian; POUYÉ Raphaël. p63
[13] Ibidem. p63, 65
[14] Ibidem, p70
[15] Ibidem, p72
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