Entre anciens orientalistes, nouveaux islamologues et nécessaire occidentologie [Extrait du livre “Textes politiques – Tome 2″]
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« Pour résumer, je dirais que Henri Laoust était équitable la plupart du temps dans ses études de notre patrimoine musulman ancien et récent, et il a contribué à enrichir les études musulmanes, avec des travaux scientifiques et intellectuels importants. Mais il ne faut pas oublier en étudiant constamment ses œuvres, qu’il est resté prisonnier de la dynamique de centralisation de la culture scientifique en Occident, même s’il a essayé de s’en libérer à plusieurs reprises. Et n’oublions pas aussi qu’il a contribué à un certain niveau, à la réalisation du projet d’influence civilisationnelle occidentale sur le monde musulman, de façon à toujours garantir les grands intérêts occidentaux[1] »
Il y a près de soixante-dix ans, quand l’un des ”Imams” de l’orientalisme français, Henri Laoust, présenta pour la première fois sa traduction de la “siyassa shar’iyya” d’Ibn Taymiyya, dire que le monde était grandement différent de celui que l’on connaît aujourd’hui, est assez simpliste, voire même un peu court.
Ce que nous voulons souligner est que l’impact de son travail scientifique n’avait eu que peu d’écho au-delà de son cercle universitaire. La traduction d’un texte politico-juridique d’un théologien médiéval décédé il y a près de sept siècles, n’avait aucune implication, ni d’objectif politique perceptible à la fin des années 40 et début des années 50 en France. Elle contribua seulement à asseoir la qualité de Laoust dans le monde orientaliste et à faire découvrir, à des générations d’auteurs occidentaux, la figure d’Ibn Taymiyya et le Hanbalisme.
Ce travail scientifique ne veut bien évidemment pas dire que le traducteur-commentateur Laoust était totalement dénué de subjectivité ou d’appréciations liées à sa propre personnalité, ni que personne ne pouvait exploiter son œuvre dans un but plus immédiat.
Mais Henri Laoust est un auteur remarquable sur ce point : c’est-à-dire, qu’en toute honnêteté, il nous est difficile de l’assimiler à ce que l’on connaît de l’orientalisme français de son temps. Dans l’idée qu’il n’est pas un Louis Massignon, personnage au passé trouble, qui s’est intéressé à la marginalité de l’Islam dans des buts obscurs[2].
Il n’est pas non plus un Maxime Rodinson interprétant l’Islam selon sa foi progressiste et cherchant les lois humaines du déterminisme historique et du matérialisme pour sur-contextualiser Révélation et Prophétie[3].
Ni encore celle de l’islamophile Jacques Berque[4] dont l’engagement politique dans le monde arabe, aussi sincère soit-il, ne se détache pas de vision paternaliste, en idéalisant lui-même ”son islam” alors qu’il le reprochait par ailleurs aux ”islamistes”…
Cette singularité explique pourquoi beaucoup d’auteurs arabo-musulmans ont été subjugués par les travaux de Laoust, puisque ce dernier n’avait pas les tares largement visibles de ses pairs et de ses prédécesseurs. La raison de leur fascination est double. Sur le fond tout d’abord, les écrits globalement positifs sur l’Islam orthodoxe (sunnite et hanbalite en particulier) ont été perçus comme objectifs et honnêtes.
Puis dans la forme, la méthodologie d’étude et d’analyse ”moderne” de Laoust avait marqué leurs esprits, dans le sens qu’elle parvenait à extirper des thèses et idées politiques et sociales de ce qui n’était vu alors que comme ”pure théologie”. Cela alors que les études islamiques contemporaines en étaient encore réduites à un style assez classique (fiqh et ‘aqida, hadith et kalam) avec une vision traditionnelle des sciences religieuses.
Or dans un monde musulman colonisé, en recherche d’indépendance et de modèle politique viable, les analyses juridiques, politiques et sociales de Laoust étaient vues comme fascinantes : elles leur permettaient de ”relire” leur patrimoine avec un œil vif et neuf.
Un article du professeur Mawloud ‘Awmir[5] avait fait récemment la synthèse de cette renommée arabe de Laoust :
Le professeur Mohamed Kourd Ali le directeur de l’assemblée scientifique syrienne a décrit le livre de Laoust « Bahth fi ârâ Ibn Taymiyya al-ijtimâ’iyya wa siyâssiya » comme étant un « chef- d’œuvre », « l’auteur a intégré l’esprit de cheikh Al-Islam Ibn Taymiyya, et il a plongé dedans comme le ferait un savant qui a le seul souci de servir les vérités dans les livres de l’Imam… il a alors extrait des perles chez Ibn Taymiyya dans le domaine social et politique, et les a transcrites avec un excellent style français ».
Ce livre a d’ailleurs été traduit en arabe par le docteur Mohamed Abdel ‘Adhim Ali, avec l’introduction et le commentaire de Moustafa Hilmi, et édité par Dar Al-Ansâr au Caire. De même que d’autres de ses recherches et études qui ont été traduites en arabe, par exemple : « Ath-thaqâfa al-Islâmiyya », « Faïdat Dars At-Ta’lîm Al-‘Araby fi Missr », « Al-Mar-a Al-Mouslima Bi Missr ». et en réalité tous ses travaux sont dignes d’être traduits, pour en profiter et en tirer avantage. […]
La deuxième opinion est celle d’un intellectuel syrien, le professeur Mohamed Al-Moubarak, doyen de la Faculté de Shari’a à l’Université de Damas, il dit que cet orientaliste français possédait « une compréhension profonde, une constance précise et une équité », et se distingue des autres orientalistes « par son objectivité et sa considération mesurée envers la culture musulmane ».
L’opinion de l’intellectuel algérien Mohamed As-Salih Mayssa, Directeur du magazine ‘‘Al-Maghreb” édité au Maroc dans les années 30 :
« le professeur Laoust, est le premier orientaliste, à ma connaissance, ayant en plus de ses diplômes occidentaux distingués, des diplômes d’instituts arabes du même rang. Sa jeunesse, sa résidence pendant une période non négligeable en Orient et ses études des mouvements islamiques anciens et récents, l’ont aidé à comprendre les problèmes du monde musulman actuel, chose qui le distingue des autres orientalistes, et il est connu que chaque époque possède ses hommes ». […]
L’intellectuel marocain, le docteur Mohamed Znaïbar a dit à propos du livre « Al-Firaq Al-Islamiyya » qui est connu par les adeptes de la philosophie, des croyances et des sciences politiques en Occident et dans le monde arabe et musulman :
« C’est un livre complet dans son genre, qui donne à ses lecteurs une vision d’ensemble sur les différents groupes et leur évolution pendant les quatorze derniers siècles de l’histoire de l’Islam. Malgré le fait que ce soit une vision d’ensemble, elle est concentrée et permet le développement. Ce qui rend ce livre à la fois utile pour le lecteur lambda autant que pour les savants spécialisés, où ceux-ci trouveront des directives et des théories intéressantes à étudier »[6].
Pourtant, même si Laoust semble être d’un tout autre acabit que certains de ses pairs[7], nous sommes obligés de contextualiser l’ensemble de l’orientalisme français – lui et ses œuvres inclus- dans son propre contexte politique : celui d’une discipline scientifique au service de l’empire colonial français et de ses intérêts politiques.
Au risque donc de paraître nous contredire avec ce que nous venons d’écrire ci-dessus, Henri Laoust n’était pas étranger à son temps, ni désintéressé du politique. Il serait faux et naïf de croire qu’il n’était qu’un érudit dont l’esprit était complètement plongé dans l’étude des œuvres historiques musulmanes dans son bureau à Damas.
Au contraire, il était un fin et discret observateur du monde musulman maghrébin[8] et oriental. D’ailleurs initialement, c’est bien son intérêt pour les débats issus du courant politico-intellectuel de la ”salafiyya”, et son attirance toute particulière pour Rachid Ridda[9], qui fut, en quelque sorte, sa véritable porte d’entrée dans les études hanbalites.
Il percevait bien que le renouveau intellectuel de la réflexion islamique, qu’il voyait s’opérer sous ses yeux en Égypte et en Syrie, influençant le Maghreb, ne pouvait pas seulement se cantonner au débat purement religieux (entre réformistes et modernistes). Il savait que ce bouillonnement intellectuel et religieux était (ou serait) d’essence politique en influençant des acteurs musulmans engagés dans la lutte pour l’émancipation et la revitalisation de l’Islam[10].
D’ailleurs, il écrira bien plus tard avoir eu la chance de :
« faire connaissance avec le pays [Égypte] qui était à la tête de la langue arabe par la diversité de sa culture et à l’avant-garde des nations les plus ardentes à travailler à leur émancipation politique »[11].
Le cheikh Rachid Ridda, son influence, son activisme et la menace potentielle de ses idées pour l’ordre européen dans le monde arabo-musulman, faisaient l’objet d’études et d’une attention toute particulière. Laoust l’avait bien remarqué, et c’est la raison pour laquelle il étudia profondément ses thèses politiques islamiques, notamment l’une des œuvres-phares du cheikh Ridda : ”Khilafa wal Imama al ‘Oudhzma”[12], qui, après l’abolition du Califat en 1924, était l’un des sujets de discussion les plus débattus, en suscitant toujours une attention très spéciale du monde occidental…
D’ailleurs, c’est l’importance d’une certaine personnalité historique dont le nom était souvent présent dans les discours et les écrits de ce nouveau type d’idéologue et théoricien que représentait Ridda dans le Proche-Orient des années vingt et trente, qui a bien entendu guidé Laoust (sous le conseil avisé de Louis Massignon) tout droit vers la figure du cheikh de l’Islam : Taqi Dine Abûl Abbas Ahmed Ibn Taymiyya Al Harrani.
La géopolitique et les relations internationales du moment furent aussi une cause dans l’orientation de la carrière de Laoust, pour ne pas dire une véritable opportunité professionnelle.
Anticipant la défaite et la dislocation de l’empire ottoman, les accords Sykes-Picot de 1916 sur le partage du Proche-Orient prévoyaient déjà pour la France un rôle et une présence importante en Orient. Celle-ci fut définitivement établie en Syrie après leur victoire contre les indépendantistes arabes à la bataille de Maysaloun en 1920.
Dix ans plus tard, fut créé l’Institut Français de Damas qui visait à promouvoir la ”politique arabe française et la francophonie”: institut au sein duquel Henri Laoust fera l’essentiel de sa carrière et de son travail d’orientaliste.
En réalité, il n’est pas nécessaire de tenter de prouver les très bonnes collusions et collaborations qu’entretenaient les différents ministères concernés avec les universitaires responsables des chaires d’enseignements ”orientalistes”[13] et des instituts de recherche disséminés à travers l’empire colonial français[14].
Et finalement, Henri Laoust ne notait-il pas dans son introduction à sa propre traduction de l’œuvre du cheikh de Damas, que l’ « inquiétant wahhabisme » saoudien -que Rachid Ridda soutenait activement- se nourrissait de certaines idées de la ”siyassa” pour fonder les premiers actes constitutifs de son royaume ?
Peut-être n’était-ce là qu’une simple remarque inconsciente d’un homme devenu au fil du temps un érudit de bibliothèque, mais qui n’aura certainement pas, dans tous les cas, été inopportune entre les mains du fonctionnaire, du politique ou du diplomate, pour assurer les intérêts moyen-orientaux de la France.
D’ailleurs comme le révèle le professeur ‘Awmir :
« Laoust a présidé pendant un temps l’association des relations franco-saoudiennes qui a pour objectif l’échange de visites et l’organisation de conférences ; l’un de ses fruits fut l’organisation d’une conférence internationale à Paris en 1972 ayant pour sujet « Les droits de l’Homme en Islam » parrainé par le ministère de la justice saoudien »[15].
Ainsi, il est bien évident que l’on ne peut pas oblitérer l’intérêt politique de l’orientalisme, aussi scientifique qu’il puisse paraître.
Mais pourquoi toute cette digression ? Sykes-Picot, Califat, Wahhabisme, Syrie, Ibn Taymiyya : sûrement parce que l’histoire est un ensemble d’enchevêtrements d’éléments surprenants, d’événements séparés mais intimement liés, qui se superposent et se renvoient les uns aux autres.
Des faits distincts et distants qui se font des clins d’œil sur plusieurs décennies d’écart, des causalités qui ne se révèlent que sur le long terme en créant des ironies très présentes. Mais le tout semble bien avoir un ”ordre” que nous serions tenté de nommer : une ”destinée manifeste”[16].
De plus, il est non seulement important mais aussi toujours utile de rappeler et de juger les travaux antérieurs en reprécisant leur contexte. Surtout, et précisément comme nous l’avons énoncé, il est important de noter que l’époque actuelle est bien différente de celle de Laoust et de sa traduction.
Notre propre travail risque de recevoir alors une tout autre attention, une tout autre interprétation et un tout autre impact que celui de Laoust. Cela témoigne d’un quadruple renversement de situation dans le temps et dans l’espace.
Le monde arabo-musulman, s’il n’est plus directement sous domination coloniale, endure encore les affres du néocolonialisme et de l’impérialisme politico-culturel occidental. Ses convulsions actuelles témoignent de son instabilité chronique et de son déchirement interne, issus de différents phénomènes dont il subit les influences de manière contradictoire et chaotique.
Contrairement à l’œuvre de Laoust, aujourd’hui limitée et presque inaccessible, notre étude de la ”siyassa” aura très certainement un écho plus large, au sein d’une masse plus grande de lecteurs, surtout auprès des musulmans francophones : la France, elle-même, comptant désormais une importante communauté nationale musulmane.
Comme le remarquent avec inquiétude (!?) certains milieux, notre propre démarche, volontaire et active (comme l’était d’ailleurs en son temps l’orientalisme !), témoigne d’une remise en cause radicale de la domination de l’expertise occidentale sur les études islamiques, et surtout de la naissance d’un nouveau courant de réflexion politico-intellectuel, usant de références islamiques orthodoxes, devenu endogène à l’Occident, et non plus extérieur et étranger à lui.
Et puis finalement, nos analyses montreront que l’orientalisme, même transformé en Islamologie, n’en perd pas moins ses traditionnels objectifs politiques.
D’ailleurs, sur ce dernier point, preuve de ce basculement et du repositionnement général en France, remarquons que l’Islamologie dans son versant sociopolitique, c’est-à-dire celui qui est en charge d’étudier l’Islam contemporain, les pratiques et les croyances des musulmans d’aujourd’hui, est encore beaucoup plus lié au Ministère de l’Intérieur et à celui de l’Éducation Nationale que ne l’était l’ancien orientalisme avec le Ministère des Affaires étrangères ou le Secrétariat d’État en charge des Colonies et de l’Outre-Mer.
Les pratiques et les objectifs restent sensiblement les mêmes : l’Orient est seulement directement transposé dans les banlieues/quartiers de nos villes, les indigènes sont devenus les citoyens-musulmans.
Et en France, les toutes nouvelles ”études islamologiques” liées à la ”Radicalité islamique”[17] -surtout telle qu’est très dangereusement définie ladite radicalité- risquent finalement de ne devenir que l’étude des comportements religieux, des revendications sociopolitiques et des formes de la contestation musulmane, au service des autorités policières, judiciaires et politiques[18].
Aïssam Aït-Yahya
Extrait du livre “Textes politiques – tome 2 : La politique religieuse (d’Ibn Taymiyya)“
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[1] « Henri Laoust : Nasf qarn fi rihabi al fikri al islami », Al Bassaïr, publication en ligne du 20 septembre 2015, article du Professeur Mawloud ‘Awimr, historien et chercheur algérien.
[2] Nous pensons bien entendu à sa thèse sur le mystique Al Hallaj (crucifié en 922 pour panthéisme) et sa survalorisation. Or, comme le disait Edward Saïd : ” [le Prophète Mohammed] est expulsé mais al Hallaj est porté sur le devant de la scène parce qu’il s’est pris lui-même pour une figure christique” [”L’orientalisme”, Seuil, page 124]. E. Saïd a visé très juste, cela en ne sachant peut-être pas que Louis Massignon s’était tout d’abord intéressé à Mansour Al Hallaj seulement parce qu’il pensait que ce dernier s’était converti au christianisme (révélations de son fils, Daniel Massignon, faites à Pierre Rocalve, auteur de ”Louis Massignon et l’Islam”).
[3] Communiste et Islamologue, d’origine juive et antisioniste, Rodinson pensait que la Révélation pouvait s’interpréter historiquement comme répondant à un simple besoin politique, social et anthropologique des Arabes du VIIe siècle, et qui aurait finalement abouti avec la mission prophétique. La naissance de L’islam est donc celle « d’un état arabe guidé par une idéologie arabe, adapté aux nouvelles conditions et cependant encore proche du milieu bédouin qu’il devait encadrer, constituant une puissance respectée et à égalité avec les grands empires, tel était le grand besoin de l’époque. Les voies étaient ouvertes à l’homme de génie qui saurait mieux y répondre. Cet homme allait naître. » [ in ”Mahomet” page 59, Édition Point Seuil].
Dans cette vision marxiste, le prophète Mohammed est donc assimilé à une sorte de ”révolutionnaire” charismatique, leader des masses arabes engagées dans une ”lutte des classes” contre l’oligarchie aristocrate quraychite, contre l’impérialisme des ”deux blocs” byzantin et perse -et, poursuivons le raisonnement !- contre le pouvoir de la finance juive médinoise… Nous avons déjà évoqué la faiblesse et les biais de méthodologie où l’Islam est interprété en fonction des croyances et des idéologies subjectives de chacun (Cf. ”De l’idéologie islamique française” et ”Fiqh al waqi’”). Aujourd’hui, effondrement total du communisme oblige, l’Islam n’est plus interprété de la sorte, mais il reste encore décrypté sous le prisme des idéologies dominantes (laïques, démocratiques, etc.) toujours selon les codes de l’humanisme progressiste occidental.
[4] Né en 1910 en Algérie française et mort en 1995. Anticolonialiste, il fit preuve d’un certain courage avec des prises de position contre l’administration coloniale au début de sa carrière au Maroc. Militant infatigable pour le rapprochement islamo-arabe-français, il fit aussi preuve d’objectivité avec des avis atypiques (critique de la médiatisation occidentale de Salman Rushdie, critique de la rupture du processus électoral en Algérie après la victoire du FIS en 1990).
Malgré cela, il reste bien entendu prisonnier des fondamentaux occidentaux en définissant son Islam comme « progressiste, rationaliste » assimilable par l’Occident : « Il n’y aura pas d’exception ”islamiste” au XXe siècle, même si l’islam peut et doit s’intégrer parfaitement au monde et à la modernité ». Il prend naturellement position contre le port du voile : « il y a cent ans de lutte dans le monde arabe lui-même pour l’enlèvement du voile, cent ans que les femmes musulmanes combattent pour cela » ne remarquant même pas que ces cent ans de prétendue lutte correspondent surtout aux cent ans de réelle colonisation…
[5] Op. Cit.
[6] Op. Cit.
[7] De tous ceux que nous avons cités, il n’y a aucun doute pour dire que Louis Massignon fut le plus vicieux dans ses objectifs politico-religieux. Il suffit pour cela de lire ce qu’écrivait Malik Bennabi dans son livre autobiographique (”Pourriture”, Tome I, année 1932-1940) au sujet de celui qu’il nommait « l’araignée ». Personnalité torturée dont certains aspects n’ont jamais été assumés et avoués (homosexualité et espionnage), Laoust a semblé se réfugier vers la fin de sa vie dans un syncrétisme islamo-chrétien déculpabilisant. Mais malgré cela, à des échelles variables, nous pouvons noter qu’une grande partie de ces orientalistes était pro-arabe et islamophile, alors que la tendance actuelle dans le milieu s’est inversée.
[8] C’est au Maroc qu’Henri Laoust a fait ses premières classes. Son père Émile Laoust (1876-1952), fin connaisseur des langues berbères locales, travaillait en étroite collaboration avec le Général Lyautey, pacificateur du futur Maroc français. Pour solidifier son protectorat et pour former des administrateurs coloniaux, c’est Lyautey qui appela Émile Laoust : « … à l’école supérieure de langue arabe et de dialectes berbères, plus tard Institut des Hautes études marocaines qu’il vient de créer à Rabat. A des générations de cadres et d’officiers, Laoust va enseigner les dialectes tachelhiyt et tamazigh, tout en menant des enquêtes aux avant-postes de la pénétration militaire. » (Dictionnaire des orientalistes de langue française, Éditions Karthala, page 561).
Son fils Henri suivit donc tout naturellement le modèle paternel : « Le jeune Henri était arrivé à Rabat en 1915 […] Au Maroc il ne tarda pas à baigner dans une atmosphère studieuse d’arabisants et de berbérisants qui fréquentaient toutes les couches de la population, à la fois par sympathie naturelle et par nécessité professionnelle, puisque ces savants pratiquaient des disciplines où se révélait indispensable la collaboration, non seulement des Lettrés mais aussi des informateurs issus du peuple » [ in ”Notice sur la vie et les travaux de Henri Laoust”, Charles Pellat, 1986, Académies des inscriptions et des Belles Lettres]. Les Laoust, père et fils, furent donc des acteurs de la colonisation Française au Maghreb offrant, malgré tout, les moyens scientifiques et culturels pour assurer la domination de la France et de ses intérêts sur les populations musulmanes.
[9] Cheikh Mohammed Rachid Ridda (1875-1935) est l’un des auteurs musulmans les plus influents du début du XXe siècle. Sa revue ”Al Manar” aura un poids considérable dans le monde musulman. Anticolonialiste, ardent polémiste, luttant contre l’acculturation européenne des élites arabes, critique acerbe du soufisme et du taqlid, bousculant les oulémas traditionnels et immobiles d’Al Azhar, défenseur de l’idée du Califat, sympathisant et promoteur de la da’wa najdite (wahhabisme) : il contribuera à conscientiser d’un point de vue politique, économique et social, la salafiyya du siècle dernier, mais surtout à l’ancrer et la rattacher aux sources de l’orthodoxie sunnite.
[10] On remarquera que les toutes premières publications d’Henri Laoust ne sont pas véritablement des études orientalistes sur la théologie musulmane et sur son histoire telles qu’il en produira plus tard, mais plutôt des analyses politiques et sociales de l’Islam de sa propre époque, et donc à l’intérêt politique très immédiat. On peut citer “Le réformisme orthodoxe des ”salafiyya” et les caractères généraux de son orientation actuelle” [in Revue des Études islamiques, 1932] “Le Caire et sa fonction dans l’islam contemporain” [in L’Afrique française, 1933] et “L’évolution de la condition sociale de femme musulmane” [in L’Afrique française, 1935]. Il est assez évident qu’il est plus ici question d’analyses dans le sens de ”rapports et enquêtes” sur l’Islam de son temps, que d’études théologiques ayant une approche purement scientifique.
[11] “Notice sur la vie et les travaux de Henri Laoust”, Charles Pellat, 1986, Académie des Inscriptions et des Belles Lettres.
[12] Il publiera en 1936 cette étude sous le nom de “Le Califat dans la doctrine de Rachid Rida ”.
[13] En métropole, à la lecture des différentes études sur le sujet, on note généralement que cette collaboration fut assez bonne ; les uns (universitaires orientalisants) et les autres (Diplomates, politiques) sachant tout l’intérêt qu’il y avait pour la France et sa politique étrangère à maintenir entre eux une bonne relation. Par contre, il est aussi notable que cette collusion fut moins ”intime” avec les orientalistes une fois ceux-ci directement présents sur le terrain ”oriental”: car très souvent la réalité vue et vécue, les relations directes avec leurs sujets d’études, ont fait que ces orientalistes ont réévalué dans un sens plus pragmatique et moins intéressé, la ”politique musulmane de la France”. Ces divergences ont pu irriter nombre de politiques et militaires, en faisant naître ici et là des tensions.
[14] Ces instituts existent encore sous différentes formes et appellations aujourd’hui dans le Monde arabo-musulman et en France. Cela toujours sous prétexte d’échanges scientifiques et culturels. Et il est encore plus intéressant de remarquer qu’il n’existe aucun institut de recherche équivalent sur la France et/ou l’Occident contemporain, dépendant d’un pays arabo-musulman et implanté dans une capitale européenne, ou même au sein du monde musulman. Les sujets d’études et les vrais experts sont finalement les mêmes, les échanges et leurs profits vont toujours dans le même sens, le rapport dominé-dominant n’a donc structurellement pas changé.
[15] Le titre de la conférence témoigne, hier comme aujourd’hui, du rapport de force et de domination politico-culturelle en faveur du monde occidental. En effet, il n’y a pas encore eu de conférence internationale dans une capitale arabo-musulmane avec pour intitulé « les Droits de Dieu en Occident ». Derrière ce qui peut paraître banal et ressembler à un simple colloque scientifique autour de la question des droits humains dans l’islam, se cache en réalité l’imposition d’un cadre philosophique et idéologique déjà défini au préalable par l’Occident, et qui recherche simplement la méthode et les moyens d’impulser une transformation de l’Islam afin de le façonner à son image.
[16] Cela sans sombrer dans le providentialisme qui a accouché de son contraire dans la vision occidentaliste hégélienne de l’Histoire.
[17] En Février 2016 fut annoncée par le Ministère de l’Éducation Nationale, la création de différentes formations universitaires et de postes d’enseignants-chercheurs sur les thèmes de la Radicalité en Islam. Six grands projets émanant de différentes universités ont d’ores et déjà été sélectionnés, d’autres devraient suivre et être généreusement dotés du budget nécessaire à leur mise en place.
[18] Sur ce point, il y aurait beaucoup à écrire sur l’islamologie contemporaine française et sur leurs plus illustres représentants médiatiques, notamment celui considéré comme le ”Pape de l’islamologie” rédigeant billets-bulle d’excommunication envers tout cardinal récalcitrant (Cf. Affaire Kepel-Roy). La carrière, les champs d’étude, les interprétations fallacieuses et orientées, les engagements partisans et les objectifs politiciens qui ne cherchent même plus à se dissimuler : tout ceci témoigne non seulement de la prégnance des pires aspects du vieil orientalisme à la française, mais aussi et en plus, d’un niveau d’expertise si ridicule qu’il ferait rougir de honte les Laoust ou les Massignon…
De même, nous n’osons même pas soulever les revendications issues de la pseudo-Jihadologie, cherchant une place (?) au sein de cette islamologie française déjà largement déficiente. Caricature d’une pseudo-science, où journalistes en mal de scoop, agents de renseignement, vrai-faux djihadistes, engagés, infiltrés ou repentis, et où informateurs et intoxicateurs, se mélangent tous gaîment dans l’illusion de maîtriser un savoir précis et identifiable ; une science où les bibliothèques ont été remplacées par les messages Twitter et Instagram, où les enquêtes de terrain sont devenues du visionnage de vidéos, et où les entretiens se tiennent derrière un Smartphone via Skype ou Whatsapp. Tout ce milieu tournant joyeusement en rond, main dans la main autour du monde qu’ils se sont virtuellement construit.
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