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Loyalisme & rébellion à notre époque [Extrait “Textes politiques – Tome 1″]

Loyalisme & rébellion à notre époque [Extrait “Textes politiques – Tome 1″]

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La question du loyalisme et de la rébellion déchire les musulmans depuis les tous débuts de leur histoire, puisque c’est même le premier point de désaccord doctrinal qui a éclaté entre eux sous le règne de ‘Uthmân, avec le mouvement de contestation venu d’Egypte qui aboutit à l’assassinat du calife, puis aux guerres fratricides et la naissance du kharidjisme.

Aujourd’hui encore, les courants de l’Islam se divisent sur la légitimité de certains régimes corrompus, tyranniques, n’appliquant pour certains, pas même les lois les plus élémentaires de l’Islam, et en réprimant pour les plus extrémistes jusqu’à l’application de certains rites individuels. Est-il alors possible de s’opposer à eux ou le devoir de soumission et de loyauté est-il absolu ?

Pour aborder cette question, il faut cependant veiller à se départir d’une vision « occidentale ». On remarque que beaucoup de courants musulmans contemporains cherchent dans le Coran et la Sunna des éléments qui condamneraient ou légitimeraient le despotisme, en reprenant la problématique centrale dans la tradition philosophique occidentale : « faut-il se résigner ou combattre le despotisme ? ».

Les orientalistes ont également fait l’erreur de classer l’islam dans la catégorie « légitimiste », du fait que nombreux hadiths appellent à ne pas se rebeller contre des autorités politiques, car ils ne voyaient les choses qu’au prisme de leur propre philosophie. Cette problématique est en effet inséparable du contexte historique européen.

Depuis la Renaissance, les penseurs ont été amenés à se positionner vis-à-vis de pouvoirs monarchiques extrêmement forts. Certains philosophes vantaient l’absolutisme comme un moyen de faire face aux dangers internes et externes, d’autres à le tolérer dans certaines limites (avec le concept de monarque éclairé), mais la majorité d’entre eux, les « libéraux », s’y opposaient.

En islam, les questions politiques ne se posaient pas en ces termes car l’islam est apparu dans un contexte où il n’y avait pas un excès de pouvoir, mais un manque. En Arabie, les tribus étaient libres et n’étaient soumises à aucune autorité étatique. L’urgence était au contraire d’instaurer un ordre politique pour structurer la société.

La question des abus de pouvoir n’est apparue que plus tard, bien que le Prophète (صلّى الله عليه و سلّم) l’ait anticipé dans les hadiths cités dans ces traductions. Et pendant des siècles, la présence d’un Etat fort était un facteur d’ordre et de prospérité pour les populations.


Les critères d’obéissance

On a vu dans ces textes qu’Ibn Taymiyya refusait de délégitimer un régime pour le simple motif qu’il aurait abandonné certaines institutions et symboles islamiques, à commencer par le califat. Dans sa typologie des gouvernants évoqués dans la préface, il indique l’existence de souverains poussés par des considérations matérielles et de pouvoir, mais animés aussi par un réel attachement à la religion.

Néanmoins, même si ces gouvernants commettent des écarts personnels, voire contreviennent franchement aux commandements de la religion, cela ne suffit pas non plus à justifier la révolte. Il est en de même si le gouvernant ne respecte pas toutes les obligations qui lui incombent à l’égard des gouvernés. S’appuyant sur les hadiths, Ibn Taymiyya, considère que les gouvernés doivent continuer de remplir leurs obligations et espérer l’au-delà.

Le seul motif qui apparait donc clairement, sous la plume d’Ibn Taymiyya, pour discréditer un pouvoir est l’abandon de la Législation islamique au profit d’une législation étrangère. Dans d’autres écrits, il dénonce et accuse de mécréance les armées mongoles se réclamant de l’islam, mais pratiquant le Yasak (le code de loi établi par Gengis-Khan) en lieu et place de la Sharia.

Cependant, il faut encore faire la distinction entre un régime qui simplement n’applique pas la Sharia ou qu’une partie, et un régime qui revendique ouvertement le remplacement du droit islamique par une législation et une gouvernance qui lui est totalement étrangère.

Dans les deux dernières épîtres consacrées aux guerres civiles et à la résolution des conflits, apparait la cause fondamentale qui motive la nécessaire loyauté au pouvoir établi islamique. L’intérêt supérieur de la nation implique de préserver la paix et l’unité des musulmans et éviter à tout prix la division pour ne pas être exposé à des dangers extérieurs.

Ainsi les omeyyades, dont il fut largement question dans ces textes, malgré les vices personnels de certains de leurs califes et malgré leur autoritarisme, réalisaient l’intérêt de l’Oumma. Ils étaient de très fins politiciens et hommes de pouvoir (c’est justement ce talent qui leur a permis de vaincre leurs adversaires intérieurs comme extérieurs). Leur règne a donc permis de maintenir par la force et parfois par l’oppression l’unité du monde musulman, son rayonnement matériel et son expansion militaire.

Il y a aussi la nécessaire cohésion de la Oumma qui est mise en cause par les bavardages inutiles et les critiques intempestives de l’Etat et des dirigeants. Ces critiques, le plus souvent, proviennent de personnes elles-mêmes incompétentes et indignes du pouvoir.

Le Prophète (صلّى الله عليه و سلّم) a d’ailleurs condamné les Ruwaybidhâ, « les minables qui parlent des choses publiques »[1]. La tyrannie des réseaux sociaux a accru ce problème de nos jours où les masses ont pris l’habitude de s’exprimer sur les questions politiques les plus pointues.

Or, la Sunna enjoint les musulmans à éviter le bavardage et les critiques intempestives des dirigeants politiques pour ne pas diviser et affaiblir inutilement leur communauté. Seuls les personnes avisées et les spécialistes du fait politique peuvent se permettre d’analyser et contester des décisions politiques afin, comme l’a expliqué Ibn Taymiyya, de conseiller et d’orienter l’action des gouvernants.


Les limites du loyalisme

Il faut cependant être prudent en faisant interférer Ibn Taymiyya dans ces problématiques contemporaines car le contexte historique, dans lequel il s’exprimait, différait grandement du nôtre. A son époque, l’islam régissait tous les pans de la société et les régimes en place n’étaient pas entièrement soumis à des agendas impériaux extérieurs. Certains de ces Etats, notamment les Mamelouks, garantissaient effectivement une certaine protection des terres d’islam contre des envahisseurs.

On pourrait donc nuancer le devoir absolu de soumission et considérer qu’il n’est pas complètement transposable à notre époque dans la mesure où il est reproché en premier lieu aux dirigeants musulmans actuels de se soumettre à un ordre international antimusulman, ce qui n’a pas été intégré dans l’analyse de ces auteurs anciens qui n’ont pas été confrontés à un cas absolument similaire.

En effet, c’est en comprenant la finalité de ce loyalisme islamique, qu’on peut en déduire les limites actuelles, car ce qui est fondamentalement reproché à une majorité de régimes arabo-musulmans actuels est précisément leur collaboration avec des puissances occidentales, ce qui agit contre les intérêts et contre l’unité du monde musulman.

Les régimes les plus caricaturaux sont des créations des puissances coloniales : c’est le cas de certains régimes du Sahel comme au Mali et au Tchad qui se font les relais locaux de l’influence française.

D’autres se posent en auxiliaires des grandes puissances non-musulmanes, cherchant le parrainage d’une puissance occidentale afin de bénéficier de sa protection militaire. D’autres encore se soumettent sur le plan interne à un agenda étranger, en combattant ouvertement la pratique de l’islam ou en favorisant une vision nationaliste qui nie l’unité civilisationnelle de la Oumma.

Le devoir de loyauté justifié par les auteurs anciens au nom de l’unité et la force de l’islam, n’est dès lors plus logiquement valable si le dirigeant en question place lui-même la nation sous la coupe d’une domination extérieure.



Résister à l’oppression ?

Se pose enfin la question de la matérialisation de la déloyauté ; si on conteste la légitimité ou la droiture d’un dirigeant ou de son régime, peut-on se révolter contre lui ? Alors qu’à notre époque, les musulmans oscillent entre deux extrêmes ; ceux qui légitiment l’ordre politique en place, par principe, sans reconnaître qu’il n’est ni efficace, ni conforme à l’islam, et de l’autre ceux qui appellent à le renverser par la rébellion, Ibn Taymiyya prônait une position intermédiaire.

On a vu dans ces textes qu’Ibn Taymiyya, contrairement aux courants réellement légitimistes ou murjites, n’hésitait pas à décrier les errements et les fautes émanant du pouvoir politique et encourage les oulémas à adresser leurs critiques aux dirigeants, sans pour autant justifier la rébellion.

De plus, il souhaitait un califat prophétique et ne se satisfaisait pas des régimes monarchiques existants. Face aux dérives du pouvoir, qu’il attribuait à une décadence générale, Ibn Taymiyya prônait la prédication intense, écrite et orale, pour réformer la société dans son ensemble et entrainer par ricochet un changement positif du pouvoir.

Cette approche qu’il a mise en pratique dans sa vie pose donc une différence entre ne pas agréer un régime, souhaiter mieux, et se rebeller contre lui les armes à la main. Cette distinction diverge simultanément de la philosophie occidentale avec le « droit de résistance à l’oppression » et du djihadisme sous sa forme la plus extrême, qui considère que la chute des régimes corrompus suffirait à rétablir la situation.

Mais cette approche pondérée d’Ibn Taymiyya provient elle-même de la définition qu’il donne du khilâfa et du mulk, évoquée dans ces épîtres. Le « pouvoir séculier » (mulk) s’incarne dans un Etat dont les dirigeants ont pour motivation première l’acquisition et la conservation du pouvoir.

Par exemple, l’Arabie Saoudite est un « mulk » au sens qu’Ibn Taymiyya donne à ce terme. C’est-à-dire que, même si ce royaume est régi par la Sharî’a, ses dirigeants actuels comme historiques, sont avant tout des « hommes politiques » animés par la volonté de pouvoir, ce qui n’empêchait pas certains d’entre eux d’être sincèrement attachés à la religion, ce qui correspond à la catégorie 3 dans la typologie d’Ibn Taymiyya vue en préface.

Le khilâfat (califat) est un régime dont les dirigeants sont d’abord animés par la volonté de faire triompher l’islam. Pour eux, l’action politique n’est qu’un moyen pour réaliser ce triomphe et non une fin en soi.

On s’approche maintenant de la question centrale : la mission historique qui a été donné par Allah à cette religion consiste justement à établir le khilâfat, c’est-à-dire placer l’art politique au service du message révélé. Le Prophète (صلّى الله عليه و سلّم) et les premiers califes réunissaient ces deux exigences : ils agissaient pour l’islam et détenaient la sagesse politique qui leur assurait la victoire sur leurs adversaires.

Mais rapidement, ces deux forces se sont progressivement éloignées. La première rupture est apparue avec l’affrontement entre ceux qui se conformaient à la religion et ceux qui maitrisaient l’art politique (les omeyyades).

Leurs opposants tels que les enfants de ‘Alî, Abdullah Ibn az-Zubayr, les habitants de Médine et d’autres, ont échoué contre les omeyyades, car bien que ces révoltés étaient plus proches de la voie islamique, ils ne possédaient plus cet art politique.

Pour les mêmes raisons, l’erreur des actuels mouvements islamiques qui prônent la révolte contre des « mulk » afin de rétablir un vrai « khilâfa », réside dans le fait qu’ils ne comprennent pas l’importance de cette relation entre Qurân et Sultân et la nécessité de les réunir.

Ce qu’ils n’ont pas vu, c’est que ces régimes « séculiers » détiennent le pouvoir parce qu’ils ont su utiliser l’art politique. Il y a donc des pouvoirs « séculiers » qui détiennent le sultân sans se conformer au Qurân, et des mouvements contestataires qui se réclament du Qurân mais ne maitrisent pas le Sultân.

En toute logique, ces mouvements contestataires ne devraient pas reprocher aux pouvoirs séculiers de ne pas appliquer le Qurân, mais ils devraient se reprocher à eux-mêmes de ne pas maitriser les règles du Sultân et d’être de moins bons stratèges que ceux qui sont uniquement animés par la volonté de pouvoir.

La voie pour sortir de l’impasse ne consiste pas, pour ceux qui invoquent le Qurân, à combattre frontalement le Sultân, mais de réunir ces deux forces de nouveau. Comment ? En réhabilitant les sciences politiques et sultaniques, en redonnant toute leur importance aux sciences historiques, à la stratégie, l’art militaire, etc. avec l’objectif de former une nouvelle élite qui rassemblerait ces deux compétences. Le Khilâfa reviendrait alors, car Qurân et Sultân auront été réunis.




A. Soleiman Al-Kaabî
Extrait du livre “Textes politiques – Tome 1“, p.184 – 190

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[1] Rapporté notamment par Ibn Mâja, selon Abû Hurayra.

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