La da’wa nejdite et l’aspect civilisationnel de l’Islam [Extrait “Textes & contexte du Wahhabisme”]
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Dans le contexte actuel caractérisé par le néo-impérialisme occidental totalitaire et sa mondialisation : ceux dont l’objectif est de réaffirmer l’Islam comme un tout civilisationnel (dîn, dunya et dawla) peuvent donc naturellement être amenés à penser que la da’wa nejdite, avec son puritanisme ultra-orthodoxe et son ijtihâd sur les points fondamentaux du dogme (tawhîd, paganisme, les limites de la foi et de la mécréance, etc.) également avec sa force polémique et sa capacité à vulgariser et à diffuser massivement tous ces points, possède une force indéniable lorsqu’il s’agit de vouloir combattre et abolir ce système « idolâtre » mondial que l’on cherche à imposer.
Quand il s’agit de remettre en cause et d’affronter la configuration politique et sociale d’une société bâtie sur des fondements non islamiques, qui souhaite transformer, remplacer ou annuler l’Islam (une partie ou sa totalité) : il faut admettre que la da’wa du Nejd n’a presque pas d’équivalent pour mener à bien cette tâche.
La capacité du wahhabisme à réfuter les croyances non-musulmanes et toutes leurs implications sur la conscience et la vie du musulman de même que la vision générale de l’organisation sociale et politique, est historiquement et politiquement prouvée, et très crainte justement par tous ceux qui cherchent à imposer leur domination mondiale.
Ces derniers ont d’ailleurs très bien compris que le wahhabisme, même dans sa version la plus souple et la plus contenue, posait toujours un problème du fait de ce potentiel interne très subversif[1].
Cependant, pour ce qui est de penser et de construire cette société musulmane et son véritable « État islamique », viable et pertinent, il est évident que la da’wa nejdite est très largement insuffisante.
D’ailleurs, elle n’avait pas été initiée pour cela : le cheikh Muhammad Ibn ‘Abdul-Wahhâb voulait « casser » le système idolâtrique et innovateur du Nejd grâce à une purification allant de pair avec l’imposition d’un ordre politique et religieux islamique.
Son alliance avec l’émir Al-Sa’ud, perpétuée de génération en génération, montre bien qu’il s’est satisfait de la configuration politique nejdite en reproduisant le même modèle déjà existant, tout simplement après l’avoir purifié et islamisé.
Ce point constitue déjà une très grande différence avec celui dont on essaye de faire un « wahhabite » avant l’heure : le cheikh al-Islam Ibn Taymiyya et ses disciples, tel Ibn Qayyim al Jawziyya.
Il est encore très en dessous de la vérité de dire que la da’wa nejdite n’a fait que réduire et vulgariser l’immense enseignement du cheikh de Damas à certains petits aspects. Le wahhabisme n’a finalement repris que la seule facette de l’imam syrien qu’elle pouvait assimiler, tant son œuvre prolifique s’est étendue à des sujets vastes et inabordables au Nejd, et à un niveau et une profondeur inaccessibles pour la majeure partie des érudits du Nejd
Encore aujourd’hui, le wahhabisme normalisé disposant des moyens financiers les plus importants dans le monde universitaire islamique, se montre incapable de produire des œuvres critiques sur les diverses philosophies et idéologies qui gangrènent le monde musulman, ainsi que sur les questions de philosophie politique ou d’épistémologie à un niveau comparable à celui du cheikh al-Islam.
Mis à part quelques commentaires de type classique contenant des explications étymologiques (charh) et vérifications de sources (tahqîq), il n’y a pratiquement aucune production notable de ce type[2].
Le cheikh de Damas s’était notamment abondamment penché sur les questions de théorie du Droit et de l’État, notamment avec son célèbre traité de Droit public as-Siyâsa ash-Shar’iyya[3], afin de répondre de manière très pertinente aux problématiques politiques et sociétales de son temps.
Ce champ d’étude est pourtant grandement absent dans la da’wa nejdite, ce qui explique la place prépondérante d’Ibn Taymiyya dans la pensée politique islamique saoudienne, mais sans qu’aucune valeur ajoutée n’ait été réalisée depuis près de sept siècles[4].
« Dénejdiser » ou « Déwahhabiser » le cheikh Ibn Taymiyya est un sujet encore plus polémique que tout le reste : car pour la majorité des sympathisants, des adeptes et des affiliés à cette da’wa. l’un est totalement assimilable aux autres…
Casser la mythologie et les mythes passe aussi par un retour sur une certaine mauvaise foi visant à vouloir sanctifier à tout prix la da’wa nejdite, au-delà même des règles de l’acceptable, tant islamique que rationnel : les socles de la da’wa du Cheikh Ibn Taymiyya. Lui qui nous expliquait d’ailleurs sans détour ni manipulation géographique le fameux hadith dit du “Nejd” :
« Dans le langage du Prophète (ﷺ) et des habitants de sa Cité, les “gens de l’Ouest” désigne les populations de Syrie, car ils se situent à leur occident. Quant aux “gens de l’Est”, il s’agit des habitants du Nejd et de l’Irak, car l’Est et l’Ouest sont une affaire relative, chaque pays à son Ouest qui peut être l’Est d’un autre, et il a un Est qui peut être l’Ouest d’un autre. Ainsi on considère que les paroles du Prophète (ﷺ) sont prononcées dans le sens où étaient l’Ouest et l’Est pour lui quand il a dit ce hadith et c’est : Médine[5]. »
Finalement, pour de simples raisons, là encore « géographiques », il est évident que le hanbalisme nejdite soit demeuré à un niveau intellectuel et théologique très inférieur à celui de Bagdad ou de Damas, même bien avant l’apparition de la da’wa du cheikh Ibn ‘Abdul-Wahhâb.
Il constituait la périphérie du hanbalisme irako-syrien, une branche lointaine maintenue uniquement grâce aux initiatives individuelles de quelques érudits du Nejd qui se rendaient occasionnellement dans ces grands centres de savoir hanbalite[6].
Or avec l’effondrement du poids de l’école de l’imam Ahmad en Irak à partir du XIIIe siècle et en Syrie à partir du XV e siècle, le hanbalisme du Nejd a semblé constituer une oasis, un îlot qui s’est développé de manière de plus en plus autonome. Ainsi le hanbalisme wahhabite issu de ce Nejd avait déjà des caractéristiques bien propres à cette région et à sa configuration politique et sociale.
Cela s’est encore amplifié depuis la création de l’Arabie Saoudite moderne, avec des modalités encore plus spécifiques liées aux seuls enjeux politiques et religieux de ce nouvel État. Cela se ressent dans de nombreuses questions de dogme mais aussi de fiqh.
C’est le cas pour la question de l’interdiction de manifester dans le Royaume qui est très spécifique au hanbalisme wahhabite saoudien, puisque quiconque lit les chroniques historiques du hanbalisme bagdadien y verra comment la manifestation publique était l’arme de revendication politique et sociale privilégiée des imams hanbalites, qui poussaient et mobilisaient régulièrement la population pour faire plier le pouvoir des sultans et des califes en les forçant à la négociation[7].
Ainsi, d’une certaine manière, l’extraordinaire expansion du wahhabisme saoudien ces cinquante dernières années s’est donc aussi faite au détriment de la richesse et de la profondeur du hanbalisme lui-même.
La da’wa nejdite et le wahhabisme se sont profondément concentrés sur l’aspect « dîn »[8] de l’Islam, et sur ce point, cette da’wa a des aspects positifs dans tout contexte où il y a à ré-islamiser, même si, sur certains éléments, il y a une indéniable exagération et un radicalisme nourrissant des phénomènes extrêmes, des comportements excessifs qui peuvent s’avérer dangereux et contre-productifs[9].
Par contre, sur les aspects « Dawla »|10] et « Dunya »[11] de l’Islam, qui demandent une certaine profondeur dans la réflexion et une importante culture théologique, historique, philosophique et politique, cette da’wa ne les a que très faiblement survolés, voire pas du tout.
Or si l’aspect « dîn » est fondamental pour la première étape de l’islamisation ou de la ré-islamisation des populations sur des bases orthodoxes sunnites, et qu’il était suffisant dans des contextes musulmans reculés et vierges de toute forme d’occidentalisation (comme le Nejd et l’Arabie au XVIIIe siècle) aujourd’hui cette da’wa est très insuffisante.
Dans les défis de civilisation qui sont posés à l’Islam, en passe d’être intégré à cette mondialisation néo-impérialiste qui dispose de ses différentes religions pour construire hommes et sociétés nouvellement compatibles, le musulman qui posséderait simplement l’aspect « dîn » de sa religion ne serait aucunement armé idéologiquement et intellectuellement pour penser le changement. Si toutefois il en avait le désir…
Il possède tout simplement ce qui lui est suffisant (?) pour pouvoir résister, passivement et individuellement, au système dans lequel il vit. Un système qui se satisfait d’ailleurs très bien de l’existence de ce type de musulmans et de cette forme d’Islam sous contrôle qui, sans Dawla ni Dunya, est déjà en voie de sécularisation.
Aïssam Aït-Yahya
Extrait du livre “Textes et contexte du Wahhabisme“, p.214 -219
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[1] Dans ce cas, la plupart des ennemis du wahhabisme, sont ennemis de celui-ci car ils sont en réalité ennemis de tout projet islamique global. Ce sont très souvent, les partisans des courants modernistes et libéraux, des idéologies séculières occidentales, et de tous les courants musulmans fortement contaminés par ces derniers. Bien sûr, il existe aussi une opposition purement musulmane au wahhabisme.
[2] On remarque assez bien que toutes celles qui existent sur ce sujet sont souvent issues de théologiens et de oulémas qui n’appartiennent foncièrement pas au wahhabisme, mais sont issus d’autres courants qui peuvent même avoir été influencés doctrinalement par la da’wa nejdite. Et lorsque des productions de ce type proviennent malgré tout d’oulémas que l’on peut classer dans le wahhabisme, on remarque très clairement qu’ils ont été eux-mêmes influencés par d’autres courants et surtout par le salafisme historique et son école. C’est le cas des imams du courant dit de la Sahwa en Arabie Saoudite et d’autres plus ou moins proches de ce mouvement interne au wahhabisme saoudien (voir à ce sujet notre ouvrage « Fiqh al wâqi’ »).
[3] Les Éditions Nawa préparent actuellement une traduction commentée de ce traité dont nous espérons l’achèvement pour l’année 2016.
[4] Le pertinent orientaliste Henri Laoust note que ce traité a encore servi lors de la première tentative d’élaboration de la constitution saoudienne en 1931.
[5] Dans d’autres passages disséminés à différents endroits de son œuvre, Ibn Taymiyya cite nominalement la région du Nejd arabe comme la terre des troubles visés par le Hadith. Comme dans son ouvrage intitulé « Bayan Talbis al Jahmiyya » : « De nombreuses traditions attribuées au Prophète affirment que les troubles et la tête de la mécréance émergeront à l’Est. Il s’agit en l’occurrence de l’Est par rapport à Médine, donc du Nejd et de ces régions orientales, ainsi qu’il est mentionné dans les deux recueils authentiques, selon le témoignage […] de Ibn ‘Umar : « J’ai entendu le Prophète dire : « Les troubles viendront de là-bas (puis il pointa son doigt en direction de l’Orient) c’est là que poindra la corne de Satan. » ». http://shamela.ws/browse.php/book-2864/page-17. Revoir notre avis à la note 2 page 28.
[6] Tels au XVIe siècle les shuyûkh : Ahmad ibn ‘Atwa, Ahmad ibn Abu Humaydan et Abu Numay al Tamimi comme le rapporte le cheikh Abdallah al Bassam dans son “Ulama an-Nejd” (page 544 ; tome 1).
[7] Il y aurait beaucoup à dire sur les motivations politiques et sociales cachées derrière ces fatwas interdisant toute manifestation en Arabie. Sur ce sujet, on peut lire « Fitna : des révoltes populaires à Bagdad au Moyen-âge » de Vanessa Van Rentergheim, papier publié par l’IFOP : « Mouvements populaires à Bagdad à l’époque abbasside IXe-XIe siècle » (aux Éditions Maisonneuve) et « Les agitations religieuses à Baghdad aux IV e et V e siècles de l’Hégire » de Henri Laoust. Toutes ces études apportent quantité de preuves très bien sourcées sur l’activisme politique des imams hanbalites à Bagdad poussant la population à se mobiliser dans des manifestations qui finissaient parfois par l’émeute, ceci afin de faire plier le pouvoir. On peut déjà voir les prémices de cette interdiction saoudienne de manifester dans l’un des discours d’Abdelaziz (revoir note 2 page 183).
Pour la spécificité saoudienne : on peut aussi évoquer l’interdiction de conduire pour les femmes qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans le monde musulman en dehors de l’Arabie Saoudite, alors que des hadiths authentiques vantent la femme qui conduit seule son chameau.
[8] L’aspect dîn recouvre chez nous tout ce qui concerne précisément la théologie, les sciences religieuses concernant la croyance, les questions de dogme, les questions rituelles et cultuelles (Fiqh), la spiritualité, etc.
[9] Or même sur l’aspect dîn de la da’wa nejdite, nous ne prétendons pas que tout est parfait et que rien ne devrait être remis en cause. Il y a par exemple beaucoup de critiques à faire sur les méthodes d’enseignement du wahhabisme classique : l’ensemble des textes du cheikh Ibn ‘Abdul-Wahhâb sont écrits de manière à être appris par cœur, très rapidement et très facilement (Kitâb at-Tawhîd, ussul thalatha, Kashf Shubuhat, Qawa’id al Arba’a, etc.), cela concernant des points de dogme extrêmement profonds et importants, qui mériteraient plus de développements que de simplifications. Cela pouvait avoir ses bienfaits à une époque, mais aujourd’hui, une fois appris et mémorisés, ils donnent l’illusion à l’étudiant de maîtriser le dogme et le tawhîd. Alors que très souvent l’adepte n’a pas reçu l’apprentissage réel lui apprenant l’humilité, la patience, le renoncement, la pureté des intentions. Conformément à ce que disaient les Anciens salafs : « nous apprenions les règles d’éthique (adâb) avant d’apprendre la science ». Cette « science sans adâb » est l’un des fléaux qui sévit actuellement chez nombre de ceux qui se réclament de cette da’wa.
Finissons par dire que l’émergence de l’EI a permis d’élargir le débat sur plusieurs sujets qui étaient auparavant une querelle de « spécialistes » interne au mouvement salafiste. Certains théologiens universitaires eux-mêmes sunnites salafistes n’hésitent pas à amorcer une auto-critique générale de certains présupposés du salafisme afin d’éliminer ses manques, ses tares et de dépasser ses limites, montrant une maturité et une profonde réflexion dans certains de ces courants. Nous pensons au débat suscité par le cheikh Ahmad Salam et son best-seller « Ma ba’d salafiyya » (Après le Salafisme) qui, bien que nous ne partagions pas toutes ses analyses et positions, a au moins le mérite de lancer un débat nécessaire et constructif.
[10] Tout ce qui touche à la théorie politique islamique de l’État, son organisation et ses sources de Droit, mais aussi à l’aspect constitutionnel, l’organisation juridique, les relations entre les différents pouvoirs, la question de la souveraineté et de la législation, les modalités de fonctionnement et d’attribution des différentes fonctions, la question des rapports entre gouvernant et gouvernés, du renouvellement des postes, du contrôle et de la limitation des pouvoirs, etc.
[11] Tout ce qui a trait aux conditions de vie économique, sociale et culturelle et civile, les fondements de leurs principes et la nature du cadre d’application, leurs objectifs, leurs conditions, la protection légale de ces principes, et la nature des moyens attribués par l’État, etc.
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