L’obsession française de l’identité laïque des musulmans [Extrait – IIF]
[...]
Alors que les religions traditionnelles qualifiées de monothéistes, et surtout l’Islam, reconnaissent de manière explicite les différences d’opinions sur le plan terrestre ; malgré tout ce qui peut en être écrit aujourd’hui dans la littérature islamophobe sur la « dhimmitude », le fait indéniable est qu’en Islam : juifs, chrétiens et autres sont tolérés. Le droit musulman reconnaît leurs particularités et les protège même juridiquement.
Cette tolérance s’explique par les fondements même de la foi musulmane : notamment du fait de l’idée que l’accomplissement final de l’ordre politique temporel islamique n’est de toute façon pas terrestre, celui-ci n’est qu’un plan intermédiaire (mais non facultatif ou inutile puisque déterminant dans la finalité). L’idée est que le « jugement final » tranchera in fine les différences d’opinions, de croyances et les actes qui en découlent. Les principes politiques islamiques ne sont donc pas totalitaires puisqu’il n’est pas nécessaire d’être musulman pour vivre dans un État bâti sur des fondements islamiques.
Il n’est donc pas non plus obligatoire de croire au dogme officiel véhiculé par cet État. Dans un réel et authentique État musulman, le chrétien ou le juif peut donc parfaitement croire en l’illégitimité du pouvoir, tant que le respect de la légalité est sauf. Cela l’oppose à certaines de ces idéologies positivistes, qui elles, ne supportent pas la concurrence temporelle (idéologique et philosophique) dans cette lutte pour les cœurs et les esprits des hommes sur le plan terrestre.
Ces idéologies séculières cherchent donc absolument à imposer l’idée de leur légitimité absolue à l’intérieur même des consciences privées. Ces religions séculières peuvent accorder la liberté de croyance transcendante (spirituelle) à n’importe quelle autre religion, tant qu’elle leur abandonne la croyance en la légitimité de leur temporalité, et qu’elle ne les concurrence pas sur ce plan.
Or cela conditionne fortement leur degré de tolérance, nous nous rappelons à cet égard, les limites de la tolérance de la religion civile que Rousseau s’était imaginée. C’est dans ce sens que Julien Freund poursuit en cassant les croyances populaires sur certaines de ces idéologies : « …la tendance au totalitarisme est innée à l’idéologie y compris l’idéologie démocratique »[1].
Cependant, lorsqu’on se trouve dans un système démocratique libéral sécularisé privilégiant le dogme de la Liberté, comme dans les modèles anglo-saxons, on peut trouver une très grande marge de tolérance envers les individus ne partageant pas les convictions publiques, c’est-à-dire, le credo officiel et l’idéologie d’État, et on peut donc même y tolérer des non démocrates.
Mais lorsqu’on se trouve dans un système démocratique égalitaire laïc privilégiant le dogme de l’Égalité, comme la France, le degré de tolérance est beaucoup plus réduit : on considère comme une menace intolérable, les croyances qui ne se soumettent pas au credo national et qui ne lui accordent pas de légitimité. Et que dire, si ces croyances sont celles de citoyens basanés de seconde zone issus de l’immigration, elle-même liée à l’histoire coloniale ?
Finalement, il faut comprendre que même si la dérive totalitaire de la laïcité affecte tous les membres de la société car elle s’impose inconsciemment à tous les individus sans exception, c’est pourtant lorsqu’elle veut s’imposer dogmatiquement aux musulmans qu’elle prend une forme totalitaire consciente et visible pour tous.
Or la laïcité constitue une opinion. Dès lors, puisque l’Islam est étranger à la laïcité, les musulmans peuvent (en réalité doivent…) ne pas adopter cette philosophie tout en respectant légalement son ordre juridique. C’est-à-dire qu’au sein de leur conscience personnelle et privée, la laïcité ne peut pas avoir de légitimité, de la même manière que ne peut en avoir le communisme ou le darwinisme, à moins de revenir sur une partie de leurs croyances, et donc d’adopter à la place de celles-ci un autre dogme, un autre din.
La République française est laïque, l’Islam ne l’est pas, ses adeptes en usant de leurs libertés personnelles et de conviction peuvent ne pas intérioriser ce principe, cette néo-religion et son idéologie, tout en respectant légalement la laïcité des institutions de l’État et son ordre juridique (ce qui est inutile à rappeler en réalité puisque cet ordre est imposé à tous…). D’ailleurs à ce sujet Bernard Stasi lui-même dans « Immigration une chance pour la France » de manière très réductrice mais néanmoins intéressante ici, explique :
« Un musulman, en raison de sa croyance, ne peut pas, comme nous le faisons nous-mêmes, fractionner l’individu entre des droits privés et des droits de citoyenneté, entre des aspects de la personnalité qui s’assument indépendamment des autres. Il ne connaît pas la césure que nous avons établie entre le personnel, le familial, le social, le civique, la religion, etc. Sa culture, sa vie, sa foi reposent sur un parti pris d’unicité qu’il affirme en proclamant l’unité de Dieu telle que le prophète l’a formulée »[2].
Obliger ceux-ci à croire en la laïcité, via le débat sur l’identité nationale ou celui de l’intégration, c’est reconnaître le caractère totalitaire des valeurs du système républicain français, puisque l’identité de l’État doit être absolument celle de ses nationaux. Historiquement, tous les systèmes totalitaires modernes, de l’Allemagne nazie à l’Italie fasciste en passant par le communisme stalinien ou celui des khmers rouges, s’illustrent par une intolérance de certaines identités ou idéologie rivales et ils ont tous réagi par la coercition judiciaire et policière.
Or la France démocratique, républicaine et laïque s’est acharnée aussi à démontrer législativement ces dix dernières années, le doux totalitarisme de la démocratie contemporaine. C’est qu’il faut bien avouer que l’obligation d’adopter la laïcité philosophique comme croyance, a pris des proportions inquiétantes en France.
Il devient impossible pour les musulmans d’être considérés comme Français sans se réclamer de manière ostentatoire de toutes les idéologies conformes et officielles de l’État. Cela rappelle encore, d’une certaine manière ce que Christine Delphy dénonçait dans « Classer, Dominer, Qui sont les Autres ? » :
« Les dominés sont toujours tenus de rappeler la loi, la règle officielle, même quand ils savent -et que les autres savent qu’ils savent- que celle-ci est non seulement creuse, mais qu’elle est à l’inverse de la situation réelle. […] Et c’est pour ça qu’on exige des indigènes qu’ils énoncent la règle d’abord et avant tout autre parole »[3].
Pour avoir des droits, surtout de conviction et de parole, il faut d’abord croire et se revendiquer comme appartenant aux idéologies conformes, et cela plus encore pour les minorités qui sont issues d’un système civilisationnel différent voire concurrent…
Quand bien même la liberté de conviction est reconnue, en France c’est en réalité une égalité du système de production de la conviction qui est mis en avant. On peut donc avoir toute la liberté de croyance que l’on souhaite, tant que toutes ces croyances sont issues du même socle, de la même tradition philosophique matérialiste, positiviste, rationaliste et humaniste
C’est donc s’assurer de leur totale soumission (publique et privée), que faire ingurgiter aux musulmans plus profondément qu’aux autres, ce dogme de la laïcité. Dogme totalitaire qui fabrique par la coercition une identité totalement contrôlée et soumise, dans la sphère publique certes (ce qui est légitimement compréhensible), mais aussi et surtout, dans la sphère privée, soi-disant garantie par la liberté de conviction.
Rappelons-nous que le politologue américain Hans Morgenthau disait que l’absence de distinction entre gouvernés et gouvernants était une des caractéristiques du totalitarisme, (absence que l’on retrouve d’ailleurs dans la démocratie, puisque le peuple est souverain, source de tous les pouvoirs, et théoriquement il se gouverne lui même…).
Or que dire d’un État où la laïcité dogmatique cherche à confondre l’identité des institutions publiques avec celle de ses administrés ? Car en tout état de cause, que ce soit l’identité musulmane, anarchiste révolutionnaire, catholique anti-Vatican II, monarchiste, ultra nationaliste, trotskyste, ou identitaires basques, corses et bretons, tous ont un rapport particulier avec l’identité conformiste officielle de l’État français et de son idéologie « républicaine, laïque et démocrate » qu’elle proclame et véhicule.
Jean-François Bayart, auteur de « l’Islam républicain », a souligné une chose assez juste :
« Il n’y a pas d’identité française mais des processus d’identification contradictoires qui définissent la géométrie variable de l’appartenance nationale et citoyenne »[4].
En effet, il n’y a pas d’identité nationale française, dans le sens qui nous intéresse ici, c’est-à-dire que si cette identité devait être conditionnée par l’absolue appartenance à certaines valeurs ou idéologies, nous serions donc dans un État que l’on pourrait qualifier d’ultra totalitaire. État qui pourrait même exclure de cette identité un grand nombre de ses nationaux de « souche », ses propres « gaulois » dissidents.
Ou bien alors il faudrait les resocialiser (reprogrammer) dans des centres spécialisés, telles que les idéologies séculières les plus totalitaires sur cette question d’identité ont, historiquement, toujours agi. Dès lors sur l’identité nationale, Ernest Renan disait il y a plus d’un siècle dans « Qu’est-ce qu’une Nation » de manière très visionnaire :
«… les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera »[5].
Rajoutons qu’il en est d’ailleurs de même pour l’identité de la nation. Car il fut un temps où être Franc-ais, c’était être issu de la peuplade germanique sans y inclure les gallo-romains. Il fut un temps où être Français, c’était être chrétien sans y inclure les juifs. Puis il fut un autre temps où être Français c’était être catholique sans y inclure les protestants. Et il fut un temps où être Français, c’était tout simplement être sujet du Roi, « très chrétien » de France.
Puis il fut un temps où être Français c’était être républicain sans y inclure les monarchistes. Il fut un temps où être Français c’était acquérir la nationalité française sauf pour les indigènes des colonies françaises. Or aujourd’hui être Français n’est rien d’autre qu’être né en France et/ou de parents français…
Ce fait est indéniable, tellement d’ailleurs, qu’il est particulièrement détesté et honni par les adeptes d’une identité fantasmée. D’où tout l’intérêt pour les néo-inquisiteurs de tenter de revenir par le pseudo-débat sur cette identité nationale, dont on ne sait plus si la nation représente l’État, ses administrés nationaux, ou bien les deux…
En somme Ernest Renan avait encore raison de dire que la seule identité nationale valable est celle issue de la volonté de vivre ensemble, mais dans le respect d’une légalité ne lésant personne. Or même dans cette optique rènanienne, on peut être musulman français sans adhérer pour autant à la laïcité ou à toute autre idéologie en contradiction, pas seulement avec l’identité islamique, mais avec n’importe quelle autre opinion personnelle…
Identité musulmane qui elle, ne peut pas entrer en contradiction avec cette prétendue identité nationale française, comme nous l’avons vu, à moins de redéfinir en profondeur le cadre juridique législatif français et même constitutionnel.
De même que cette identité nationale est issue d’un processus historique, il est utile de rappeler que cette identité laïque, que l’on veut absolument faire ingurgiter aux musulmans, a aussi évolué pour être aujourd’hui le Saint dogme de la République française auquel tous sont tenus de croire. Patrick Cabanel nous rappelle :
« Larousse a donné cette définition significative : “Caractère de ce qui est laïc, d’une personne laïque […] Il fut un temps ou la laïcité était comme une note d’infamie” »[6].
Infamie hier, quasi-obligatoire aujourd’hui, qu’en sera-t-il demain ? Dès lors, seule l’identité laïque (étymologiquement : qui n’est pas clerc) est envisageable sans l’obligation de lui indexer une croyance laïque (croyance philosophique), ainsi le musulman peut être laïc sans être partisan de la laïcité, puisqu’il ne peut pas abandonner sa croyance en la légitimité de toute une partie liée à la temporalité de l’Islam tel que nous l’avons vu au début de ce chapitre.
Cela ne devrait pas poser de problème puisqu’en réalité en France, juridiquement parlant, personne n’est tenu d’être laïc, c’est-à-dire d’adopter la croyance laïque. Encore une fois, c’était dans cet état d’esprit que le conseil d’État avait précisé dans son arrêt de 1989 que ce sont les agents du service public et non ses usagers que le principe de laïcité soumettait à l’obligation de neutralité.
En d’autres termes et stricto sensu, même un fonctionnaire n’est pas tenu, dans la compréhension littérale et neutre des textes constitutionnels, de croire en la laïcité philosophique et d’être laïc, c’est-à-dire un adepte de ce principe et de cette idéologie. La loi l’oblige seulement à la plus stricte neutralité dans l’exercice de ses seules fonctions publiques. Le sociologue Émile Poulat rappelait dans un colloque lors de la première affaire médiatique du voile musulman :
« Est-il excessif de marquer une distinction forte entre laïcité des esprits et laïcité des institutions ? La première, individuelle en dernier ressort, relève de la liberté de conscience, première des grandes libertés publiques garanties à tous ; la seconde collective par définition même, renvoie à un état de société démocratiquement accepté et juridiquement déterminé »[7].
C’est ici dont il est encore question de toute la fondamentale différence entre Légitimité et Légalité. Pourtant tel serait le cas dans une vision « neutre » de la laïcité, proche de la simple sécularité politique. Or la laïcité française, cette idéologie émancipée du christianisme, reprend à son compte une volonté messianique de suprématie religieuse absolue, avec bien plus de rigueur que la religion chrétienne n’a pu le faire.
Maintenant que nous avons décrypté le caractère religieux de la laïcité ainsi que ses fondements philosophiques, nous savons qu’elle n’a jamais eu d’autre but que de séculariser les consciences, vider et épurer l’homme de toute croyance traditionnelle qui pourrait lui servir de référentiel de vie :
« Le but de l’école laïque n’est pas d’apprendre à lire, à écrire et à compter, c’est de faire des libres-penseurs. L’Ecole laïque n’aura porté ses fruits que si l’enfant est détaché du dogme, s’il a renié la foi de ses pères… L’École laïque est un moule où l’on jette un fils de chrétien et d’où s’échappe un renégat »[8].
Ayant réussi cette mission avec le christianisme, depuis le début des années 90 c’est sur les enfants français de l’immigré musulman que la laïcité se focalise désormais. Mais la tâche s’avère plus difficile car ni l’époque (XXIe siècle), ni la religion visée (l’Islam) n’est comparable à ce qu’elle avait connu auparavant (catholicisme au XIXe). La laïcité est donc obligée de dépasser le cadre légal de son application –les seules institutions publiques– pour s’accaparer les espaces publics, puis les croyances et les convictions personnelles de la sphère privée encore plus radicalement que d’antan.
Désormais en tant que dogme identitaire de la république française, elle cherche à être le dogme de toutes les identités françaises, et cette laïcité totalitaire dogmatique devient aussi « tyrannique » que l’intolérance des religions dont elle prétendait pourtant nous protéger.
C’est le philosophe français Pascal qui disait, de manière très juste en effet, que la tyrannie désirait toujours la domination universelle et hors de son ordre. Or rien ne peut, mieux que « tyrannique » aujourd’hui, décrire cette laïcité dogmatique à la conquête des convictions et des croyances personnelles, pourtant officiellement protégées par le principe de liberté de croyance et d’opinion.
Aïssam Aït-Yahya
Extrait du livre “De l’idéologie islamique française“, p.236 à p.243
________________________________________________________________________________________________________________________
[1] Freund, op. cit.
[2] Cité par Alain Gresh, Islam de France, islams d’Europe, L’Harmattan, 2005, p. 17.
[3] Delphy, op. cit.
[4] http://www.lemonde.fr/politique/article/06/11/2009/jean-francois-bayart-il-n-y-a-pas-didentite-francaise_1_823448_1263548.html
[5] Cité par Patrick Cabanel, Nation, nationalité et nationalisme en Europe, Édition Ophrys,1995, p. 82.
[6] Patrick Cabanel, Les mots de la laïcité, Presse Universitaire du Mirail, 2005, p. 84.
[7] Genèse et enjeux de la laïcité, Labor Fides, 1990, p. 109.
[8] Déclaration d’un inspecteur académique et Franc-maçon Jules Dequaire-grobel. Cité par Cassin, op. cit, p. 80.
Laisser un commentaire Annuler votre commentaire