[Fiche de lecture] Esquisse d’une France Révolutionnaire 1/2
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Esquisse d’une France Révolutionnaire [1/2]
Fiche de lecture : « Les luttes des classes en France au XXIe siècle ». Emmanuel Todd. Seuil. Paris. 2020.
A la suite de nos anciennes fiches de lecture consacrées aux textes d’Emmanuel Todd, nous présentons aujourd’hui un résumé de son avant-dernier livre qui vient compléter une œuvre intellectuelle déjà bien fournie. Avec ce livre, Todd démontre une fois de plus la cohérence et la régularité de sa pensée, construite patiemment autour de l’étude des « structures familiales ».La structure familiale définit comment sont régis les rapports entre les membres d’une même famille, comme le degré d’autorité du père sur sa famille, mais aussi le degré d’égalité ou d’inégalité entre les membres de la fratrie. Todd a développé la théorie selon laquelle cette structure conditionne, à l’échelle d’un groupe, son orientation politique, idéologique et détermine même, dans le temps long, les trajectoires historiques des nations.
L’exemple-type souvent donné par Todd est la comparaison entre le système familial autoritaire et inégalitaire allemand et le système familial américain libéral. Dans un même contexte de crise économique aigu (1929), l’un a porté au pouvoir un régime totalitaire et xénophobe, quand l’autre a donné la victoire à Roosevelt, un gouvernement libéral qui a œuvré en faveur des droits sociaux. Les valeurs familiales se sont, dans chaque cas, répercutées à l’échelle de toute la société.
Dans ce nouveau livre, Emmanuel Todd se concentre sur la France et applique cette méthode pour évaluer les évolutions depuis 1992. Le point de départ de sa réflexion est le constat que les systèmes familiaux français ont considérablement évolué au cours de ces trois décennies, ce qui ne peut être sans conséquence sur le destin politique du pays. Il remarque que les disparités qui existaient sur le territoire entre un centre libéral et égalitaire et une périphérie (sud-ouest et nord-est) dont les systèmes familiaux étaient plus autoritaires, s’estompent.
L’intérêt de ce livre est d’apporter un ensemble de données et d’interprétations qui, rassemblées, renforcent l’idée que la France de 2020 réunit tous les ingrédients pour s’engager dans une phase révolutionnaire. Pourrait-il s’agir de simples ajustements politiques ou d’une révolution majeure ?
La thèse centrale du livre
Le livre se présente, au premier abord, comme une actualisation de la notion de lutte des classes en prenant en compte les grandes évolutions démographiques que la France a connues au cours des 30 dernières années. Ces évolutions qui sont surtout des involutions font immédiatement dire à l’auteur que la France a connu un déclin très marqué.
Pour mesurer ce déclin, Todd se fonde, comme à son habitude, sur les statistiques démographiques. La baisse démographique en France n’est pas nouvelle, mais elle était autrefois limitée par le taux de fécondité plus élevé des « bastions catholiques » de province qui équilibrait le taux de fécondité bas dans le bassin parisien et la façade méditerranéenne, traditionnellement plus laïques. Or, un processus d’homogénéisation à l’échelle de tout l’hexagone semble s’être accéléré dans la deuxième moitié de la décennie 2010-2020 :
« Le plus probable est que nous ayons affaire à une baisse non rattrapable, qui apparaitra comme une baisse de la descendance finale aussi. Nous sommes sans doute en train de passer pour la première fois depuis l’après-guerre en dessous du seuil de reproduction des générations » (p.43)
Pour Todd, le démographe, ce type de données a l’intérêt de révéler l’état de santé réel d’une nation : « Ce contact avec le réel, dit-il, on le retrouve quand on s’intéresse aux statistiques démographiques, beaucoup plus fiables » (p.41). C’est la base même de toute sa pensée depuis son premier livre « La chute finale » où il avait prédit la défaite de l’empire soviétique en étudiant les données démographiques des populations russes.
Pour ce qui est de la France de 2020, il interprète cette chute démographique comme le révélateur d’un déclin irréversible. Déclin qui se traduit par une baisse brutale du niveau de vie qui affecte toutes les catégories socioprofessionnelles sans distinction. Cette baisse conjointe lui permet de réfuter l’idée selon laquelle les inégalités seraient le problème majeur étant donné que toutes les classes sociales ont vu, et leur niveau de vie et leur niveau éducatif, baisser conjointement (p.34). Pour lui, ce n’est donc pas tant l’écart entre les classes qui est problématique, que le déclin simultané de toutes les catégories :
« L’uniformité sociale de la baisse, qui va toucher tous les niveaux, études supérieures comprises, et peut-être les meilleurs, est l’un de ces traits marquants » (p.237)
Il propose de renouveler la classification des strates sociales : l’opposition traditionnelle bourgeoisie/prolétariat a depuis longtemps laissé place à un paysage sociologique plus complexe. L’érosion des catégories traditionnelles a coïncidé avec la contraction de la classe ouvrière qui résulte en partie, selon lui, des délocalisations vers l’Asie. Les classes capitalistes, se seraient sciemment débarrassées de leurs prolétaires « dans une tentative “globale” de délocalisation de la classe ouvrière à l’échelle mondiale » (p.256).
La désindustrialisation, qui s’est accélérée depuis 2000, a fait entrer la France dans « un monde nouveau et diminué qui a renoncé à l’industrie » (p.58). Mais l’effondrement industriel n’a pas seulement laminé la classe ouvrière, il a aussi reconfiguré la morphologie des classes dominantes. A rebours des lieux communs, Todd affirme qu’il n’y aurait plus de grands bourgeois industriels, en raison de la rétraction du tissu industriel (p.121).
Les Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures ou CPIS ont-ils aussi souffert de la désindustrialisation notamment parce que leur richesse était indirectement conditionnée à la présence, dans le pays, d’un secteur industriel puissant. Enfermés dans une fausse conscience (reprise du concept marxiste), ils veulent se convaincre qu’ils représentent encore une élite et refusent de voir l’effondrement de leur niveau de vie et de leur poids dans la société.
Actuellement, les richesses se concentreraient ainsi non plus dans les 1%, mais les 0,1% des plus riches. Comme d’autres chercheurs, Todd décrit le processus qui a permis aux plus riches de mettre leurs avoirs à l’abri : d’un côté, des législations fiscales toujours plus avantageuses (exonérations, niches fiscales, etc.) et, de l’autre, les procédés illégaux comme la dissimulation d’une grande partie de leurs fortunes « dans les lieux insaisissables, paradis fiscaux et autres » (p.30). Cette opacité a une autre conséquence.
D’un point de vue scientifique, il est devenu impossible pour les chercheurs et économistes d’évaluer précisément le volume des patrimoines détenus par cette classe sociale. Todd ajoute à cela l’effet pervers de l’endettement public qui donne la possibilité aux plus riches de devenir les créanciers de l’Etat, renforçant l’idée d’une alliance entre l’Etat et la classe financière : « [Les 1%] peuvent placer en bons du Trésor, ou équivalents, l’argent que la hausse du taux de profit et des baisses d’impôts ont mis à leur disposition » (p.260).
L’endettement public, qui s’est d’ailleurs largement accru depuis la publication de ce livre, est interprété par Todd comme un compromis morbide entre dominants et dominés : les premiers peuvent mettre leurs capitaux à l’abri sous la forme d’obligations et les seconds peuvent continuer de jouir des divers services sociaux financés par cette même dette. Mais au final, les moyens utilisés par les plus riches pour échapper à l’impôt laissent tout le poids de la prédation fiscale reposer sur les épaules de la classe moyenne, ce qui accélère l’ « [appauvrissement] inexorable de la nation » (p.260).
La question de l’impôt et de la dette publique lui permet d’aborder la spécificité de cette nouvelle classe dominante : elle n’est pas uniquement financière, elle est intimement liée à l’appareil étatique qui est complice de son enrichissement. Il la qualifie à ce propos de classe « stato-financière ». Cette alliance entre l’Etat et la poignée d’ultrariches est même devenue une réalité sociologique.
Il décrit les passerelles qui se sont créées entre la haute fonction publique et ces milieux financiers. Mais cette situation a un revers : la disparition de la classe bourgeoise traditionnelle au profit d’une micro-élite repliée et déconnectée des réalités nationales sur elle-même crée, selon lui, une situation explosive : « Seuls, les 1% ne sont pas grand-chose en termes de pouvoir politique et social » (p.31). Cette aristocratie stato-financière « court à sa perte » (p.262) et fragilise avec elle tout l’ordre établi.
La sociologie de cette nouvelle aristocratie stato-financière permet à Todd d’identifier le nœud du problème français, qui n’est pas tant économique que politique. Le capitalisme et la financiarisation sont copieusement dénoncés à notre époque par tout le monde, alors que l’Etat et son atrophie constituent le problème le plus grave. Nous ne vivons pas dans un monde dirigé par le libre marché, l’Etat partout pèse sur l’économie, la ponctionne et l’entrave :
« Nous retombons sur le modèle d’une société où le problème central n’est pas le modèle néolibéral, mais bien plutôt un Etat qui dévore la société et qui, par inadvertance idéologique et bureaucratique, menace soudain de mort sociale, par des taxes, les plus fragiles, qui sont souvent du côté de l’entreprise, salariés ou tout petits entrepreneurs » (p.350)
Todd fait remarquer que cette tendance à l’hypertrophie de l’Etat français s’est encore accentuée ces dernières années prenant la forme d’une « autonomisation de l’Etat par rapport à la société » (p.115) en référence aux observations de Marx sur l’état du pouvoir en France sous le IIIe empire. L’autonomisation de l’Etat est renforcée par les accointances incestueuses entre les plus riches et un corps de hauts fonctionnaires passés par le filtre de l’ENA (p.169).
Enfin, pour achever ce tableau des classes sociales, Todd note l’apparition au centre de la société française, d’une « masse atomisée », qu’il qualifie aussi de « cœur mou » de la société française (p.341). Dépourvue d’une conscience de classe, cette masse majoritaire ne constitue donc pas une classe sociale au sens classique du terme et ne dispose pas des moyens pour faire prévaloir ses droits alors même que son niveau de vie et son niveau éducatif baissent sensiblement et qu’une crise religieuse, existentielle la condamne à la névrose collective.
Le déclin éducatif
Todd consacre une partie substantielle de son livre à une réflexion sur le rôle de l’éducation en général, scolaire ou universitaire, et son importance capitale dans la trajectoire d’un pays (p.84).
Il remarque que le déclin de la France n’est pas seulement économique et démographique, il est aussi éducatif (p.76). Pour dire les choses plus brutalement, la population décline quantitativement et qualitativement. Nous pouvons même ajouter que ces deux déclins se renforcent l’un l’autre. Les statistiques montrent un effondrement du niveau scolaire, matérialisé par la baisse générale du QI dans les pays occidentaux au cours des 40 dernières années, qu’il corrèle avec l’exposition des enfants à des contenus sur écran qui ne stimulent pas autant que la lecture, l’imagination et les fonctions cognitives (p.71).
Etant donné l’importance cruciale de l’éducation dans le devenir de l’humanité, Todd en profite pour avancer une suggestion très intéressante sur la mise en place d’une politique volontariste et stricte qui limiterait, par la loi, le temps d’exposition des enfants aux écrans (p.73).
Ce déclin ne se mesure pas uniquement au niveau scolaire, il affecte aussi le monde universitaire, mais sous une autre forme. Il développe alors une analyse déjà éprouvée ces dernières années des « crétins diplômés » (dont Macron est l’archétype) et de son revers, les « prolétaires intelligents ». Il explique les rouages qui permettent de favoriser, au sein de l’enseignement supérieur et les grandes écoles, des personnes limitées intellectuellement tout en écartant les étudiants doués du fait de leurs opinions non-conformistes. Cet « écart entre diplômes et intelligence » alimente, selon lui, l’ambiance prérévolutionnaire de la France.
La méritocratie instaurée après 1945 avait permis aux élites d’aspirer vers les hautes sphères les individus intelligents issus des milieux populaires, désarmant par la même occasion les organisations politiques et syndicales de gauche. Les classes populaires s’étaient en quelque sorte vidées de leurs représentants et cadres compétents. Analysant l’évolution du milieu universitaire et des grandes écoles, Todd affirme qu’un processus exactement inverse s’est produit au cours des trois dernières décennies. Les filières universitaires et les grandes écoles filtrent les étudiants à l’entrée et tout au long du cursus selon des critères idéologiques.
La diversité intellectuelle a laissé place à une pensée unique néo-libérale et pro-européenne qui déterminera la réussite ou non des étudiants. Les établissements sélectionnent, dès les concours d’entrée aux grandes écoles, les esprits les plus conformistes et enclins à accepter les poncifs de l’ordre en place. Or, le conformisme est, par définition, antinomique avec l’intelligence qui suppose créativité, innovation et donc audace et esprit critique. Ces cursus ont pour effet d’atrophier « l’intelligence créative, l’intelligence réelle ».
Todd ajoute même malicieusement que « des études trop longues, rythmées par le long chemin de croix des examens et concours, empêchent sans doute le développement de l’intelligence » (p.78). Ce déclin éducatif a une conséquence immédiate : les élites politiques sorties de l’ENA et autres sont de plus en plus stupides, tandis que les esprits les plus doués s’accumulent en bas de la société offrant aux masses populaires des têtes pensantes (p.79).
Todd voit en cela les germes d’un futur renversement de l’ordre établi puisque les élites, qui gouvernent des personnes plus intelligentes qu’elles, vont se montrer de moins en moins capables de définir les moyens de maintenir leur pouvoir, tandis que les rebus du système éducatif supérieur deviendront « les cadres d’une future révolte » (p.81).
La crise spirituelle
La thèse qui est réellement centrale dans le livre, celle qui est la plus intéressante, est celle de la crise religieuse. La situation pré-insurrectionnelle est alimentée par le déclin de la religion catholique qui engendre une crise spirituelle et existentielle mortifère dans le pays. Dans ses précédents livres, Todd commentait déjà ce déclin. La progression de l’incroyance en Europe n’est évidemment pas récente : le christianisme a commencé à reculer il y a plus de 3 siècles. Pour autant, ces dernières années ont été décisives dans l’évolution religieuse de la France. 2015 n’a pas seulement été l’année du défoulement hystérique du « charlisme », ce fut aussi un tournant majeur dans la pratique religieuse.
Les statistiques indiquent un effondrement brutal du catholicisme qui disparait quasiment des radars. Todd répète à l’envie, dans ce livre et ailleurs, qu’il est lui-même, comme la majorité des Occidentaux, athée, incroyant et dans d’autres livres, il défend parfois cette posture avec ardeur[1]. On comprend donc sa gêne à devoir admettre que la disparition de toute religiosité dans les populations occidentales est le vrai moteur de leur déclin.
La crise est d’autant plus violente que même les idéologies de substitution comme le communisme se sont elles-mêmes effondrées et que le combat contre la religion et le conservatisme moral, qui structurait encore les athées, n’a plus de raison d’être. Ce combat leur donnait en quelque sorte un sens à la vie. Mais leurs enfants, nés dans une société débarrassée de la religion et de toute forme d’engagement, n’ont plus d’ennemi à combattre et plus de sens à leur vie.
L’incroyance engendre une crise existentielle profonde, qui procède de l’ « anomie » chère à Durkheim. Il donne, à ce propos, une description intéressante des effets psychologiques, mentaux, de cet athéisme généralisé sur la population dans son ensemble :
« On aurait pu s’attendre alors à une libération ultime, à l’émergence d’une sorte d’individu absolu. Mais la disparition de ces croyances collectives qui encadraient l’individu a laissé ce dernier tout seul, plus fragile et plus petit. » (p.149)
Todd emprunte à la psychologie pour comparer ce malaise collectif à une « une fatigue du soi », un « état de fatigue dépressive » qui se matérialise par l’explosion de la consommation de psychotropes dont la France est championne du monde. La consommation massive de ces traitements a pu, certes, diminuer le taux de suicide mais maintient toute la population dans un état névrotique permanent :
« Les antidépresseurs, multipliés et perfectionnés tout au long de la période (le Prozac, qui apparait en 1990, n’est que l’un d’eux), n’ont plus la prétention de guérir, à partir d’un diagnostic précis, la maladie ou la personnalité, mais d’effacer les symptômes de mal-être et de souffrance. » (p.136)
La société française, telle que décrite par Todd dans ce livre, ressemble à s’y méprendre au « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley où les populations, privées de religion, sont abreuvées de loisirs stupides et de pilules de « Soma », une drogue inoffensive pour calmer les angoisses. Nous pouvons ajouter à ce sombre tableau d’une France névrotique que les dernières mesures prises par le gouvernement contre l’épidémie vont définitivement faire plonger cette population dans une spirale dépressive, car les fermetures de bars, des théâtres et autres, abolit tout ce que la République avait à offrir à ses fidèles en échange de la religion.
C’est là que Todd nous susurre à l’oreille une analyse fulgurante, l’analyse de loin la plus brillante et la plus profonde de tout son livre. L’Europe n’a jamais connu, dit-il, un tel état d’anomie, de vide spirituel et existentiel depuis… 2000 ans, à l’époque de la décadence de l’empire romain à la veille de sa christianisation. A l’époque, ce vide, poursuit-il, avait fait le lit du christianisme triomphant. La doctrine paulinienne avait su combler ce vide car le vide religieux avait engendré en retour, un regain puissant et subi d’une foi religieuse. Lisez plutôt :
« C’est le chaos. Ce à quoi on assiste, dans les cités impériales [romaines], qui n’ont plus de conscience d’elles-mêmes, c’est à un véritable état de panique et à l’effondrement des individus, qui se réfugient alors dans le christianisme. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’il est né. Aujourd’hui, le christianisme finit de disparaitre en France et, en sortant du christianisme on retrouve le problème qui l’avait fait naitre : l’atomisation individualiste qui produit un individu extrêmement diminué (…) » (p.150)
Ce que décrit ici Todd c’est un long cycle historique (2000 ans) dans le rapport entre les peuples européens et la question des « interdits religieux ». L’athéisme est principalement motivé par le rejet de toute forme d’interdit religieux. C’est en comprenant cela que Paul de Tarse avait proposé aux peuples de l’empire romain une version antinomiste du message christique, c’était la condition du succès de cette religion auprès de peuples réfractaires à tout ce qui pourrait entraver leurs petits plaisirs quotidiens.
Il leur a tout de même fallu 2000 ans pour se débarrasser de toute forme d’interdit, jusqu’à se vautrer tout entier dans l’athéisme pour… enfin découvrir que cela ne faisait qu’empirer leur mal-être quotidien. Pour Todd, le triomphe de l’athéisme et la fin de tous les interdits a plongé les êtres vides de toute spiritualité et de religion dans un désarroi destructeur. Ces individus ont pris conscience que « même quand rien n’est interdit, tout n’est pas possible » (p.135).
Il est difficile de trouver un livre dépeignant plus explicitement l’aporie de l’athéisme. Mais, inhibé par ses propres convictions, Todd n’ose pas développer cette intuition géniale et imaginer le scénario évident qui en découle pour les prochaines années. Ce n’est pas grave, nous le ferons pour lui un peu plus loin. Todd, néanmoins, clôt son livre en prolongeant ses remarques sur la crise religieuse avec une conclusion des plus inattendues, venant de lui.
Pour libérer les forces du changement et hâter le renversement de l’ordre établi qu’il appelle de ses vœux, il affirme la nécessité de réinsuffler une foi dans la population française. Le renouveau religieux est la condition sine qua non pour le déchainement des forces révolutionnaires. Il faut, assène-t-il, une « réponse religieuse à la crise religieuse » :
« Ce dont nous aurions besoin, à défaut d’une religion nouvelle, se serait d’un sursaut moral collectif, d’une quasi-religion qui nous autorise, entre convertis, à regarder de haut les nains qui nous gouvernent. C’est la condition d’une restructuration politique, ce qui permettrait de susciter les dévouements individuels et de bâtir une action collective structurée » (p.365)
Il sera dur pour lui, reconnait-il, d’embrasser une foi après toute une vie passée dans l’athéisme. Il en est certainement de même pour la majorité de ses compatriotes. Mais il développe son intuition en déclarant que le soulèvement des Gilets jaunes « comportait une vraie beauté et, en vérité, une dimension religieuse, je dirais même : christique » (p.366) et invite même à réinventer une religiosité tournant autour de la figure de Jésus, mais sans l’institutionnalisme chrétien.
Cette référence à Jésus n’est pas, au premier abord, si surprenante, car dans l’esprit occidental, malgré l’effondrement du religieux, la figure de Jésus est toujours aussi prégnante. Cette sympathie pour Jésus est le dernier petit lien qui rattache vaguement les peuples européens à la tradition abrahamique dont ils avaient autrefois effleuré le message. Néanmoins, cette référence intuitive à Jésus n’est pas anodine et méritera quelques développements à la fin de cette fiche.
A. S. Al-Kaabî
A. Soleiman Al-Kaabi
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