[Courrier des lecteurs] Questions et remarques autour de la Siyâsa
[...]
Une question a été posée par un doctorant en sociologie concernant la philosophie du Droit en Islam, la source de la légitimité et de l'universalité, le rôle des hommes et la place de Dieu, dans la Révélation et la Raison, où tout ceci s'accorde et où cela s'oppose.
La question étant longue elle a été découpée en plusieurs passages pour mieux y répondre.
Nous profitons de cette réponse pour rappeler le danger d’étudier certaines sciences humaines, sans avoir étudié en parallèle le dogme islamique, en multipliant les lectures sur le credo et ses subtilités pour en saisir les grands axes, les fondements.
Je rappelle que beaucoup de jeunes musulmans (cursus d'études oblige) font très souvent l’apprentissage de certaines sciences profanes en n'ayant que des rudiments de leur religion (SES en seconde, Philosophie dés la 1ère en option, puis obligatoire en Terminale). Or il faut insister sur le fait que toutes les théories, courants, ou écoles que les différentes sciences humaines nous font découvrir ont en elle des Croyances et des Dogmes particuliers sur l’Homme, son Origine et son Devenir, sa Société et ses relations, son mode de production ou de réflexion, etc…
En un mot : elles proposent des systèmes et des modèles à l’homme pour sa vie sur terre, dont certains éléments peuvent très directement entrer en contradiction avec l’Islam.
Si, pour beaucoup, les choses restent en l'état sans grande incidence, certains peuvent ensuite poursuivre et explorer en profondeur ces différentes études sans développer en parallèle un effort identique dans les sciences islamiques : or c’est ici que réside le danger.
Car de manière naturelle, inconsciemment, c’est tout un cadre de référence, un mode de raisonnement ayant ses propres logiques et principes qui devient la grille d’analyse, et que l'on croit candidement neutre, scientifique et objective, comme un simple outil. Or ce n’est évidemment que très peu le cas. Sans faire de généralité, et avec humilité, il faut constamment avoir ceci à l’esprit.
Aïssam Aït-Yahya
[Q pour questionneur et AAY pour ma réponse (Aïssam Aït Yahya)]
Q. : J'aurais une question-remarque concernant certaines choses que vous avez écrites, svp (et désolé ce sera un peu long) : Vous écrivez dans votre dernier ouvrage sur Ibn Taymiyya :
"Loi et Religion visent les mêmes objectifs juridiques et sociaux, et se traduisent souvent par le même mot en arabe : Dîn. Dès lors, "créer une loi est comparable à créer une religion" (p.318).
Ainsi, "la Religion est Loi, et inversement". De telle sorte que, comme le dit Ibn Taymiyya : "si une partie du Dîn provient d'Allah et une autre partie provient d'un autre que Lui, il sera obligatoire de le combattre jusqu'à ce que le Dîn revienne entièrement à Allah" (p.319).
En ce sens, toute Loi, est une religion, "les lois créent une religion" écrivez-vous. Mais ensuite vous écrivez, en reprenant toujours Ibn Taymiyya, qu'il existerait "des notions absolues reconnues universellement, alors que d'autres restent spécifiques aux sociétés humaines et donc relatives". Ainsi, Ibn Taymiyya distingue trois catégories :
- Le "rationnel" (aqlî) ce que les croyants et mécréants ont en commun.
- Le "confessionnel" (millî), ce que les adeptes des religions ont en propre.
- Le "Légal" (shar‘î), ce que la Loi islamique a en propre.
Et Ibn Taymiyya rajoute : "Le Légal (shar‘î) est d'un certain point de vue, les trois choses, prescrites par la Loi, et d'un autre point de vue, il a en propre une mesure distinctive." Dès lors, le légal, le shar‘î, regroupe à la fois le rationnel et le confessionnel, l'universel et le particulier.
C'est pourquoi vous écrivez "ceci explique que la Loi légitime - la Sharia - peut avoir des points communs et des convergences avec d'autres types de législation." Vous donnez l'exemple suivant : "toutes lois et législations condamnent le meurtre, le vol ou le viol, condition nécessaire à la vie sociale et à la sécurité des êtres humains. Cette condamnation est légale, confessionnelle et rationnelle, elle est à la fois commune et particulière." (p.321)
AAY : Tout d’abord attention à ne pas confondre les utilisations que je fais des termes et leurs sens, Sharî‘a n’est pas véritablement synonyme de loi mais plutôt de Législation, et même ici, je ne le fais que par simplification, je préfère personnellement la définir comme “voie législative légitime” (sharî‘a en arabe = chemin/voie/rue). Législation étant l’ensemble de lois ou des codes de loi.
Or Sharî‘a a véritablement un sens plus large, c’est une sorte d’épistémologie de raisonnement éthique, et donc moral et législatif. Donc, une loi, c’est-à-dire une seule prescription juridique, n’a que très rarement la capacité de fonder à elle seule une religion, sauf s’il s’agit alors d’une Loi constitutionnelle fondamentale qui pose des grands principes moraux d’ordre politique et juridiques, retraduits ensuite par des codes de loi en société (or dans nos états sécularisés les grands textes à teneur constitutionnelle ont valeur de texte sacré pour cette “religion” : l’Habeas corpus, les amendements de la constitution américaine, la DDHC sont comparable à la Bible et au Coran des croyants, mais juste ici totalement sécularisés, une « sainte écriture » inviolable par les hommes dont toutes les lois ne peuvent s’affranchir...).
Une législation (sharî‘a, petit "s"), au sens large, recouvre à la fois lois et règles, mais aussi valeurs morales et éthiques, donc finalement croyance et culture, d’où son lien avec le terme religion (“relie les hommes en société entre eux mais aussi avec une Entité supérieure à eux : Dieu/ État ou Parti...”).
Q. : La question que je me pose est la suivante : Qui ou quoi, fixe, l'universalité d'une loi (ici par exemple, celle de la condamnation du meurtre ou du viol) ? La condamnation du meurtre ou du viol est-elle "universelle", "commune à tous", et donc "légitime", parce qu’hypothétiquement toutes les sociétés pratiquent cette condamnation ou l'est-elle pour une autre raison, en l’occurrence, parce que Dieu l'interdit explicitement ?
AAY : La question telle que vous la posez est d’emblée problématique, elle opte pour une réponse binaire où l’une des réponses élimine forcément l’autre. Or il n’en est pas ainsi.
L’universalité est la reconnaissance de caractéristiques qui s’impose naturellement indépendamment des contingences et sans déterminisme, elle apparaît donc commune et inconditionnelle, elle est admise ou peut facilement être admise par tous, et devenir légitime pour tous.
Islamiquement, on peut pertinemment soutenir que l’universalité a pour origine le Créateur (L’Unique) et que c’est la raison pour laquelle les créatures (les hommes, et par conséquent leurs sociétés humaines) y tendent naturellement sans qu’Il ait explicitement formulé cet universel. Je prends pour argument le verset : {Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Mais si, nous en témoignons.} [Coran 7/172]
Ainsi, dans la tradition islamique, le témoignage de l’Unicité divine (Tawhid) principe universel, est inscrit dans une sorte de « mémoire génétique » (fitra) de toute l’humanité qui, naturellement, va tendre vers l’esprit monothéiste (ce que beaucoup avaient remarqué, tel Auguste Comte avec sa “théorie des trois états”, mais biaisée et limitée au vu de sa perspective occidentale -donc fatalement chrétienne- et donc condamnée à ne retourner qu’à son point de départ...).
D’autant plus que ce verset établit un « mîthaq » (pacte/alliance) : comprenons bien ce fait, à savoir que si Dieu nous a fait témoigner, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas rompre ce pacte (à notre détriment et en subissant les conséquences). Ce qui explique l’universalisme divin originel et la pluralité des pratiques et croyances.
Je vous renvoie aussi à l’histoire d’Ibrahim, méditez sur la lente progression logique et naturelle vers le pur monothéisme :
{Quand la nuit l’enveloppa, il observa une étoile, et dit : « Voilà mon Seigneur ! » Puis, lorsqu’elle disparut, il dit : « Je n’aime pas les choses qui disparaissent. » Lorsqu’ensuite il observa la lune se levant, il dit : « Voilà mon Seigneur ! » Puis, lorsqu’elle disparut, il dit : « Si mon Seigneur ne me guide pas, je serai certes du nombre des gens égarés. » Lorsqu’ensuite il observa le soleil levant, il dit : « Voilà mon Seigneur ! Celui-ci est plus grand. » Puis lorsque le soleil disparut, il dit : « Ô mon peuple, je désavoue tout ce que vous associez à Allah. Je tourne mon visage exclusivement vers Celui qui a créé (à partir du néant) les cieux et la terre ; et je ne suis point de ceux qui Lui donnent des associés.} [Coran 6/78]
Alors que son cheminement est préliminaire, la révélation/confirmation d’Allah est postérieure : {Ainsi avons-Nous montré à Abraham le royaume des cieux et de la terre, afin qu’il fût de ceux qui croient avec conviction.} [Coran 6/75]
La binarité de votre proposition veut absolument poser une opposition qui n’en est pas une, pour ensuite démontrer une contradiction qui finalement n’existe pas. Il faut éviter de pécher par excès de rationalisme conceptuel qui, d’emblée, évacue la possibilité de réfléchir d’abord sur la complémentarité des principes avant de déterminer des catégories antagoniques.
Donc, Dieu peut avoir fixé implicitement l’universel, que les hommes vont retrouver et déterminer explicitement par un certain empirisme logique, ou l’exercice d’une rationalité tout au long de son histoire (mais aussi : Dieu peut directement fixer explicitement l’Universel que les hommes auraient, quoi qu’il arrive, fini par découvrir).
Q. : Aussi, qui fixe “l'assurance de l'ordre social humain et son intérêt général” ? Est-ce ce qui nous, êtres humains, nous semble "général", "commun", "universel", en vertu de la raison (‘aql), ce que nous croyons ou observons de commun entre les hommes croyants ou non, ou bien encore une fois n'est-ce pas à Dieu de fixer ce qui est véritablement commun aux hommes.
Pour donner un exemple parmi tant d'autres, dans certaines sociétés passées, le sacrifice humain était une pratique sociale absolument nécessaire pour assurer l'ordre social humain et l'intérêt général, et cette pratique paraissait à leurs yeux parfaitement rationnelle et universelle. L'esclavage également était un élément fondamental de l'ordre social des sociétés grecques et romaines. Ou encore, pour aller plus loin, l'idolâtrie de ces mêmes sociétés et des sociétés arabes préislamiques, qui assurait un ordre social et garantissait l'intérêt général.
AAY : Je ne suis pas d’accord : si le sacrifice humain ou d’autres actions/croyances de ce type était une pratique garantissant l’ordre social d’une société particulière, leur disparition ferait très certainement disparaître leurs sociétés dans leur singularité.
Or, dans bien des cas, les sociétés humaines même les plus primitives se rendaient souvent compte d’elles-mêmes que telle ou telle pratique qu’ils considéraient comme fondamentale à leur propre univers et à leurs sociétés n’était pas si nécessaire que cela, lorsque surgissait un problème insurmontable.
Ainsi, elles « évoluaient » naturellement vers autre chose et modifiaient leurs structures pour s’adapter avec de nouvelles pratiques/croyances. Et si des sociétés disparaissaient brutalement, cela était souvent dû à des chocs externes violents (catastrophes naturelles, guerres, invasions, maladies, famines, conversions, etc.).
Quand les sacrifices humains ne répondaient plus à leurs objectifs ou que les idoles ne répondaient pas aux invocations, elles furent abandonnées ; elles ne sont donc pas des vérités universelles et ne garantissent plus l’ordre social et l’intérêt général de la société humaine, tel qu’ils avaient été pensés (rappelons-nous cette tribu arabe polythéiste qui n’avait pas hésité un instant à manger leur idole faite de farine séchée lors d’une famine...).
L’anthropologie et l’archéologie nous donnent des exemples de ces cas : le culte de l’homme-oiseau qui remplace le culte des ancêtres dans l’île de Pâques, une nouvelle croyance garante d’un nouvel ordre social, le précédent avait été détruit par l’ancien culte des moaï et ses dérives. Ainsi, de la même manière qu’un sens inné les pousse vers le monothéisme, un sens rationnel peut les pousser vers plus de « bien » et de « juste ».
Ainsi, par exemple, l’homosexualité (entre adultes) ou pédérastie (adulte/jeune) ne sauraient être universelles car leur pratique massive ne met pas seulement en danger un ordre social, mais la viabilité de la société elle-même. Malgré ce qu’en dit une certaine “bien-pensance historienne”, le déclin des cités athéniennes (Sparte/Athènes/Thèbes) est aussi dû à l’institution de la pédérastie, et vu leur conception exclusiviste de la citoyenneté (droit du sang), le déclin démographique devenait inévitable dans une telle société.
Sachant que la notion d’universalité n’est pas à absolutiser, l’islam reconnaît l’importance de l’expérience humaine et la diversité de la coutume (‘urf). Il n’y a donc pas d’opposition aux spécificités culturelles et l’impact qu’elles peuvent avoir sur certains aspects, touchant même des lois spécifiques, TANT qu’elles ne contredisent pas sa vision morale et sa conception générale de la justice.
Donc, là encore, une confiance et une confirmation divine de la Fitra humaine et de sa saine raison, dans un espace où il peut évoluer à sa guise.
Q. : Ce que je veux dire par là, c'est : qui fixe ce qui est de "l'ordre du rationnel, conforme à la prime nature de l'Homme" (p.322) ? Qui si ce n'est Dieu par l'intermédiaire de Sa Loi (Sharia), et c'est ce que vous écrivez : "la Sharia seule est légitime car sa perfection assure le bien-être général et particulier dans toutes les dimensions de la vie."
AAY : Je peux encore tenter de confirmer la théorie de la prime nature humaine d’origine divine. Je veux dire par là, qu’elle fait de Dieu la Source suprême de la rationalité, en tant que Cause première pouvant même être “cachée”, non dévoilée, sans nécessité d’avoir été explicitée, puisque l’homme par l’exercice de sa raison, ou même de l’expression de ses sentiments (perceptions/passions) les plus intérieures, s’y conforme fatalement de manière on ne peut plus naturelle.
Prenons le cas de l’inceste, justement, entre universalité et rationalité : est-ce l’homme ou Dieu qui est cause d’interdiction ? Ou l’homme est-il conditionné (par quoi/par qui) pour se détourner de cette pratique ? Pendant très longtemps, dans une vision matérialiste, on a cru que le sens moral (le bien et le mal) des hommes était dû à leurs vies en société par instinct grégaire (donc par pur et strict empirisme).
Les liens qu’il développait avec ses semblables déterminaient logiquement une éthique de vie, des valeurs : une morale. Le développement actuel des neurosciences relativise grandement les théories “positivistes” appliquées aux sciences sociales et à l’anthropologie (et on n’est qu’au début !).
On sait aujourd’hui que le cerveau humain dispose de certaines structures qui impliquent déjà un sens inné de la morale, comme d’autres éléments de notre biologie impliquent déjà certains comportements sociaux... Contrairement à ce qu’en dit Lévi-Strauss, il n’est désormais plus impossible d’envisager que des structures cérébrales créent ce sentiment de répulsion innée de l’inceste chez tous les êtres humains.
Mais alors pourquoi ? Même le néo-darwinisme aurait du mal à expliquer ces caractéristiques innées. Ceci alors que tous les courants de l’ethnologie et de la sociologie matérialiste n’auraient eu aucun mal à expliquer et argumenter de son existence “normalisée” dans les sociétés primitives ou anciennes, pourtant elle fut une pratique quasi-inexistante.
Rares et ponctuelles, même chez les Pharaons dans l’Égypte antique qui ne l’ont pratiquée que par « élitisme aristocratique politico-religieux » au sein de certaines dynasties, et les sociétés qui l’ont tolérée se comptent sur les doigts d’une seule main...
C’est une même contradiction, provenant d’une certaine perception issue de la théologie chrétienne quand Paul de Tarse dit « qu’avant la Loi, l’homme ne connaissait pas le péché », ce point ayant conditionné les développements futurs de la philosophie européenne (alors qu’en Islam les sharî‘a, au sens strictement juridique, se succèdent dans le temps, il n’est pas de temps historique où il n’en existait pas, et donc où tout aurait été permis).
Bien au contraire, Loi, Raison, Nature, notion du Bien et Mal, ont pu très justement être indissociables ou extrêmement liés chez les "bani Adam" ici-bas dès les premiers temps. Ce sont ensuite les conditions de vie sociale qui les distinguent, les font disparaître et/ou réapparaître sous de nouvelles formes au cours de son histoire, au gré des pérégrinations humaines et des Révélations orientant (ou pas) l’humanité.
En réalité, toutes les sociétés humaines ne divergent pas quant au Bien et Mal, du permis et de l’interdit, ni leur existence, ni sur leurs définitions, mais ils divergent sur les contenus, au-delà même de la question de leurs origines. La question véritable à se poser porte sur la rationalité ou l’irrationalité, la légitimité ou illégitimité, l’universalité ou la non-universalité du contenu permis « Bien » et du contenu interdit « Mal ».
Et, finalement, la question intéressante consisterait plutôt à se demander si les finalités suprêmes de la Sharî‘a, ses grands principes, ses permissions générales et ses interdictions absolues qui balisent (explicitement) cette voie (sharî‘a) législative, sont-elles irrationnelles et non-universelles, et donc finalement illégitimes ?
Sachant que le rationalisme, c’est-à-dire, ici, le mécanisme d’usage de la raison, est le même chez tous les hommes, elle est donc elle-même naturelle et innée, et c’est donc par elle que nous saisissons et saisirons fatalement la fitra primordiale et ses vérités universelles présentes dans les dispositions explicites de la Sharî‘a, et dont certaines sont peut-être déjà biologiquement imprimées en nous.
Q. : Mais affirmer la perfection absolue de la Sharia, ne peut que (d'un point de vue logique) nous amener à rejeter l'idée selon laquelle il existerait un "ordre rationnel, conforme à la prime nature de l'Homme" pouvant posséder en soi "une certaine légitimité, qui sera acceptée, réalisée ou parachevée par la Sharia". Puisque cette légitimité ne peut nous être connue que grâce et en vertu de cette-même Shari'a qui "accepte", "réalise", ou "parachève" ladite "nature de l'Homme".
AAY : Encore une fois vous posez un faux principe de contradiction qui oblige un choix binaire : je rappelle que les deux perspectives sur la nature de la raison qui semblent s’opposer chez vous ne sont pas totalement inconciliables. Par exemple, le rationaliste peut parfois abandonner les idées innées et admettre l’expérience, l’empirisme peut admettre l’existence de principes innés.
Or, souvent, pour mieux appréhender une situation, une seule de ces deux doctrines est incomplète et insuffisante De plus, vous comprenez la Sharî‘a comme finalité explicite seulement, alors que je la considère (aussi) comme la route primordiale sur laquelle la nature humaine et la raison ont été mises dès le départ de son aventure terrestre.
Encore une fois, contrairement à la philosophie occidentale (Rousseau, Kant, Hobbes et Spinoza, malgré leurs divergences), l’Islam n’oppose pas forcément et toujours “Raison et Nature” ou “Nature et Culture”, ni même “Raison et Cœur” : {N’ont-ils pas parcouru la terre afin d’avoir un cœur par lequel ils raisonnent ?} [Coran 22/46]
Or il semble que c’est justement ce que vous faites en opposant systématiquement “Raison” et “Prime nature”. Dans le monde anglophone on parle de “is/ought problem” pour évoquer la problématique du « être et devoir être », et ce point montre comment la vision épistémologique de l’Islam est différente de la philosophie prédominante en Occident.
Dans le Coran, il y a des choses inscrites dans la nature de l’homme qu’il est censé combattre dès le départ (contrairement au mythe du bon sauvage de Rousseau), alors qu’il y a d’autres choses qu’il est censé cultiver (ainsi, la raison n’est pas absente de la Prime nature humaine).
Q. : En somme, pour reprendre l'exemple que vous donnez : si nous savons et surtout si nous acceptons en tant que musulmans, que le "meurtre", le "vol", etc., sont de "mauvaises choses" en-soi, sont nocives pour l'ordre social et l'intérêt général, et surtout sont des interdictions rationnelles et universelles (communes à tous), ce n'est pas parce qu'il existerait une instance ou champ qu'on pourrait qualifier de "rationnel, ‘aqli", que tous les hommes seraient susceptibles de connaître ou avoir en eux de manière spontanée, mais bel et bien parce que Allah nous le révèle a posteriori comme tel par Sa Loi parfaite, qui elle seule est capable de nous dire ce qui est rationnel, commun, universel, et garant de l'ordre social et de l'intérêt de tous.
En ce sens, seule la Shari‘a est, et ne peut être que, la seule expression absolue de l'universalité, de la rationalité, de la garantie de l'ordre et de l'intérêt de l'homme et de la société.
AAY : Justement pas. Encore une fois, toute votre démarche est pour moi un non-sens, elle semble directement issue de certains discours de la philosophie occidentale. Chez vous, Sharî‘a est exclusivement une arrivée et jamais un chemin ayant un point de départ, et donc fatalement vous n’arrivez pas à admettre qu’un « ‘aqli universel » qui précéderait un « shar‘i (juridique) postérieur », ne lui est pas forcément opposé ou différent.
Il faut absolument déconstruire la prison matérialiste et empirique (prétendument laïque et areligieuse) dans laquelle a été arbitrairement enfermée la Raison humaine par les thèses dominant la philosophie occidentale. Pour vous, que cela soit Allah par la Révélation (explicite) ou l’homme par la Raison (Dieu et homme jouent ici le même rôle moteur et toujours a posteriori) l’universel est une finalité et une conclusion qui n’émerge qu’après une action motrice extérieure.
Pourquoi la Raison Primordiale serait-elle systématiquement opposée à la Prime Nature ? Pourquoi celle-ci n’émergerait-elle pas “spontanément” en fonction de dispositions préalablement innées chez l’homme ? Ceci faisant, attention à ne pas construire dès le départ une thèse faussée pour ensuite la contredire en lui trouvant des incohérences, ou l’orienter vers des impasses.
Q. : Parce qu’affirmer l'inverse, ouvrir les portes même minimalement à une idée similaire que celle que j'expose (dire qu'il y aurait un ordre rationnel commun à tous) ; c'est nécessairement s'exposer aux dérives dont vous parlez par la suite, à savoir : l'idée selon laquelle, comme le font certains "néo-imams" adeptes d'un "neo-fiqh", d'affirmer que "les lois et la justice appliquées dans des pays non-musulmans équivaudraient donc à une bonne application de la Sharia" (p.330)
AAY : L’implication de cette conclusion n’est pas systématique : Si nous partons du principe que la Sharî‘a a son origine divine comme une simple indication générale qui balise le Bien et le Mal, et qu’elle aboutit sur le plan terrestre (humain) à une compilation de lois juridiques, considérée parfaite seulement lorsqu’elle suit la rectitude de la voie initialement tracée par des hommes qui ne nient pas les conditions préliminaires (reconnaissance de ses limites humaines et de la supériorité bienveillante de la Divinité), alors effectivement la Sharî‘a au sens juridico-légal est le moyen d’accession le plus court, le plus facile et le plus direct, à l’Universalité-Rationalité finale et à la Légitimité suprême.
Tous les autres détours sont des chemins imparfaits, longs, fastidieux, remplis d’erreurs et d’impasses, de retour et de demi-tours, mais qui par l’exercice d’une certaine rationalité, logique, et d’un empirisme positif nourri de l’expérience (ou de l’observation des lois et de l’ordre de toute la création), peut parfois aboutir à des similarités avec celle-ci.
Tout est affaire de point de départ : on peut interdire la consommation d’alcool car Allah l’a explicitement interdite. Ou on peut ne l’interdire qu’après avoir compris, prouvé et testé que sa consommation est foncièrement mauvaise et nuisible, pour le corps humain et pour le corps social, sans jamais avoir apporté de bienfaits à l’humanité pendant des siècles de consommation...
La seule différence dans ce cas, est que malgré sa conclusion rationnelle positive, cette interdiction (qui a vocation à devenir universelle) ne possède pas -malgré tout- le caractère d’une légitimité “parfaite”, car elle n’a pas suivi la voie (sharî‘a) adéquate.
Elle est justement imparfaite, puisque c’est l’ensemble du processus humain sur lequel elle a voulu exclusivement se baser qui est imparfait : ce raisonnement peut parfois tomber juste, comme il peut tomber faux. Vous savez très bien qu’en mathématiques, par exemple, on peut parfaitement tomber sur le bon résultat alors que le raisonnement et la démonstration sont totalement faux... Or dans ce cas-là, on ne peut espérer avoir la totalité des points, et pire, n’obtenir qu’un zéro selon l’exigence du correcteur et de sa correction.
C’est pourquoi il faut comprendre et repréciser mes propos : certaines lois justes, appliquées en Occident, ne peuvent pas être absolument équivalentes aux prescriptions de la sharî‘a même lorsque leurs finalités semblent se rejoindre : car si leurs objets sont justes, la démonstration est fausse, et en toute probabilité, elles ont plus de chances de s'opposer et se contredire que de tomber en accord. Ce qui est, en l’espèce, très souvent le cas dans notre réalité...
Q. : Or, lorsque vous écrivez que (en reprenant Ibn Taymiyya, et certains grands théologiens comme Ghazali ou Ibn al Qayyim) : “le concept de Justice dépasse ici l'idée de Sharia au sens juridique (...)” (p.329) et que "la définition chez [la plupart des grands théologiens] de la Sharia est souvent assez large puisqu'elle englobe en plus des prescriptions canoniques issues de sources primaires, tout ce qui apporte de manière rationnelle le Bien et la Justice aux hommes pour atteindre la satisfaction de l'intérêt général" (p.329)
Vous ouvrez nécessairement la porte à ce type d'interprétation consistant à dire que finalement, la Sharia peut être "complétée", par d'autres éléments extérieurs à elle, elle peut englober "tout ce qui apporte de manière rationnelle le Bien et la Justice aux hommes pour atteindre la satisfaction de l'intérêt général".
AAY : Et c’est justement ici, encore une fois, l’erreur fondamentale de votre interprétation : c’est une compréhension ultra-formaliste qui pèche par excès de juridisme et restreint gravement la notion de sharî‘a.
Cette vision est héritée de la perception occidentale du modèle politique islamique, ne faisant de la Sharî‘a qu’un code de lois (désormais “archaïques” car historiquement déterminées) et de « l’État islamique » une simple théocratie coranique où l’homme n’est qu’un esclave exécuteur sans rôle moteur ni liberté.
Je rappelle que dans la théorie politique islamique, si Allah est le Législateur suprême, l’homme est le légiste sur terre, il possède donc un pouvoir législatif relatif aux indications de la Sharî‘a et à l’esprit de celle-ci. La Sharî‘a est une simple voie dont les bords sont délimités, et qui, non pas « ne peut pas être complétée », mais doit être complétée par des dispositions prises dans son esprit.
De plus, il ne faut pas confondre contenant (Sharî‘a) et contenu (lois), de même que perfection et complétude, car une chose peut être imparfaite tout en étant complète et achevée (et vice versa). Or bien plus que la Sharî‘a, c’est bel et bien l’ensemble de tout le système politique et religieux (dîn) de l’Islam qui est ici parfait et complet pour l’Homme : {Aujourd’hui j’ai parachevé/complété (akmaltou) pour vous votre religion (dinukum) et parachevé sur vous mon bienfait et agrée pour vous l’Islam comme religion (dîn).} [Coran 5/3]
Système (ou nizam = plan) comme une hyper-structure à comprendre et à savoir appliquer par l’homme sur terre.
La shari’a au sens strictement juridique est une application historique humaine de certaines dispositions explicitement révélées et de certaines dispositions implicites et déduites par sa Raison, shari’a dont les balises sont divines, un chemin qui a une origine-source et des limites d’origine divine mais dont la mise en place et l’évolution reposent sur des efforts humains.
La Révélation est elle-même une sorte de continuum historique, dans le sens où les Livres et les shari’a se suivent et se succèdent dans le temps, ils gardent le même esprit, le même but et le même message universel, mais ont des différences notables.
Je rappelle ce hadith : « Les prophètes sont frères [issus du même géniteur] (ikhwatou min ‘alatin) et leurs mères sont différentes, et leur Religion est unique ». Ibn Al Qayyim (Bada-i’ al fawa-id) comme d’autres, ont expliqué que les « mères » renvoyaient aux shari’a, alors que « père » indiquait le Tawhid, la Religion étant l’ensemble de ce système global : l’Islam achevé et complété par la dernière Révélation.
Encore une fois, la raison humaine n’est pas indépendante et hors de ce cadre, elle y est totalement inscrite et doit s’y exercer. Il n’y a pas de raison humaine objectivement pure et neutre, totalement en dehors d’une religion au sens où la philosophie islamique comprend la Religion (dîn) : contrairement à ce que disent certains philosophes, l’État de nature sans raison ni religion n’a jamais existé (je crois que Spinoza dit aussi quelque chose de semblable).
Tant qu’il y a obstination à séparer et opposer certains principes/concepts sur des modalités occidentales, il y a aura une certaine incapacité à saisir la forme générale de la théorie islamique sur ces points avant d’en comprendre le fond.
Q. : Si l'on affirme que la Sharia peut recevoir l'apport d'autre chose qu'elle-même :
1. Vous affirmez nécessairement d'un point de vue logique son incomplétude, et donc, sa non-perfection, puisque quelque chose de parfait ne peut pas être "complété" ou recevoir un quelconque "apport" de quoi que ce soit extérieur à lui-même.
2. Vous rentrez dans une contradiction logique, car on ne peut pas affirmer en même temps, comme vous le faites, que : "la Sharia englobe et les prescriptions canoniques, et tout ce qui apporte de manière rationnelle le Bien et la Justice aux hommes", et que malgré ça "il n'y a pas de relation de transitivité entre Shari'a au sens islamique et justice au sens particulier, de telle sorte que Shari'a <=> justice. La relation ne se fait que dans un seul sens, de sorte que Sharia englobe et tend vers la Justice absolue (Sharia => Justice). Mais non l'inverse : toute idée de justice-particulière ne tend pas vers la Sharia (justice =/=> Sharia)."
Or si l'on dit que la Sharia peut recevoir l'apport d'autre chose à elle-même sous forme de valeurs telles que le Bien et la Justice, de quel "Bien" et de quelle "Justice" parlons-nous ?
Soit la Sharia seule est et "tend" comme vous dites vers la Justice, et de ce fait, elle reste la seule incarnation, véhicule, chemin, voie, de la Justice possible, soit vous affirmez que non seulement d'autres éléments, d'autres "voies" peuvent aider, compléter, apporter un supplément à la Sharia et donc vous ruinez son exclusivité de la justice et sa singularité en tant que voie parfaite ; voire pire, vous ouvrez également la possibilité qu'il existerait d'autres voies possibles qui puissent mener à la justice et au bien, ce que les laïques de tous bords se feront un plaisir d'exploiter.
3. Cette idée encore, rentre en contradiction avec l'idée selon laquelle "Religion est Loi, et inversement", "les lois créent une religion". Inclure des visions du Bien et du Juste étrangères à la seule Sharia via ses sources canoniques, c'est créer des lois dans la Loi, donc des religions dans la Religion.
4. Vous ouvrez donc la voie aux néo-imams dont vous parlez, qui exploiteront nécessairement et en toute légitimité cette possibilité de "compléter" "d'apporter", "d'inclure", dans la Sharia des visions du "Bien" et du "Juste" qui leur sont propres. Et ils sont donc en parfaite cohérence lorsqu'ils affirment par exemple que "La France applique la Sharia", et ce même partiellement, puisque la France a une vision du Bien et du Juste qu'elle applique, qui "peut", "compléter" et être "intégrée" dans la vision globale de la Sharia.
AAY : Je rappelle que : La perfection, ici, n’est pas forcément synonyme de complétude. C’est comme si vous aviez une définition limitée du rationalisme et de la raison, donc vous opposez systématiquement la Raison à la Religion, la Raison à la Nature, la Raison au Cœur, ce qui empêche d’approfondir la réflexion et d’élargir la notion de Sharî‘a sans y voir de contradiction.
La justice particulière est forcément relative, c’est celle des hommes exerçant leur raison, ici en dehors du cadre de la Sharî‘a. Or, la Sharî‘a et ceux qui exercent leur raison dans ce cadre, tendent à atteindre la justice absolue et universelle qui peut englober les résultats justes et bons d’une justice relative ponctuelle (et forcément inférieure) d’où l’absence de transitivité.
La Sharî‘a en tant que chemin de vie est une implication directement issue d’une religion/dîn préliminaire, système global regroupant croyance/pensée conditionnant tout une série d’actions encadrées par des permissions et des interdictions. Inversement, il n’y a pas de contradiction à dire que la Sharî‘a (principe législatif supérieur) des États sécularisés, est issue de religions elles-mêmes séculières et que l’ensemble des lois qui en découlent sont donc des implications directes de ces religions (les lois témoignent de la nature de la religion qui les a permises et vice-versa).
Si l’exercice de la raison ne s’exerce pas dans la voie (Sharî‘a), elle n’est pas légitime, dans le meilleur des cas elle ne sera que partiellement universelle, malgré son apparente caractéristique rationnelle de par ses résultats. Sa rationalité découlant de principes forcément issus d’autres religions (même si elle le nie), et dans le temps, elle ne pourra qu’aboutir à d’autres résultats non légitimes et non universels par nature.
Q. : En ce sens, la seule solution possible pour y remédier, est de dire (comme vous le faites, en réalité, mais il me semble comme j'ai essayé de vous le montrer qu'il y a des risques dans l'ensemble de votre propos) que : Seule la Sharia est Universelle, Commune, Rationnelle, incarnant le Bien et la Justice de manière exclusive, et étant le seul véhicule, la seule voie possible à même d'amener les gens vers le Bien et le Juste. D’où son caractère de perfection, précisément.
AAY : Finalement et effectivement, c’est pourquoi je réitère ce propos ici, en espérant que vous aurez saisi certains principes que je pose avant d’en venir à cette conclusion.
Q. : Voilà, je m'excuse pour ce long message. Qu'Allah vous préserve, j'espère avoir une réponse je vous remercie d'avance, barak'Allah'u fikoum.
AAY : Amine, wa fik bâraka Allah. C’est moi qui m’excuse pour une réponse qui a tardé et qui, sans la réédition prochaine de la Siyâsa, aurait pu encore prendre du retard... Qu’Allah me facilite et m’accorde du temps.
Fi amanilLah
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