La crise pandémique du Covid-19 : Début d'un changement civilisationnel ?
[...]
Je souhaite vous poser une question à propos des éventuelles conséquences politiques de la crise provoquée par le COVID-19. La propagation du COVID-19 a pour effet de mettre en lumière les vulnérabilités des sociétés modernes. Des mesures drastiques, et sans précédents dans l'histoire récente, sont prises afin d'endiguer le virus. Cette crise peut-elle initier un changement de paradigme politique ?
La crise sanitaire, qui semble exacerber les dissensions au sein de l'UE en plus d'avoir provoqué un ralentissement de l'économie mondiale, inaugure-t-elle le début d'un changement de grande ampleur ? Merci d'avance pour votre éventuel éclairage sur la question.
Il y aurait tant de choses à répondre mais à ce stade, il vaut mieux rester concis et général. Pour répondre à votre question, il faut poser le décor : avant même que cette épidémie n’apparaisse, notre monde vivait déjà depuis des années au rythme d’évolutions majeures et constantes qui, de toute façon, condamnaient à terme la prééminence occidentale et tout le modèle civilisationnel qui lui était associé.
Il faut voir ce modèle comme un édifice avec ses fondations, ses murs, sa toiture, son parement et décorations. Ses fondations représentent une idéologie, une somme d’idées philosophiques liant le « contradictionnisme » (l’idée qu’il existe une contradiction entre la religion et la raison, les intérêts matériels et les exigences spirituelles), l’individualisme radical (né avec les œuvres de T. Hobbes), l’hédonisme, etc.
Les murs de cet édifice sont incarnés par des formes de gouvernance particulière comme l’ « étatisme » dans le domaine politique, c’est-à-dire la divinisation de l’Etat qui s’est attribué au cours des 150 dernières années toutes les prérogatives autrefois partagées au sein des sociétés. Le toit de l’édifice représente le modèle économique dominant qui consacre la prédation d’une caste de financiers sur le reste de l’économie via le Ribâ et la dépendance globale des ménages, des entreprises et des Etats envers leurs créanciers.
Enfin, les ornements de l’édifice sont incarnés par un « mode de vie » celui des masses désœuvrées, des individus ravagés intérieurement par la vacuité hédoniste, la boulimie consumériste, fuyant la réalité dans les méandres du monde virtuel des réseaux sociaux et des plateformes en ligne de divertissement.
Cet édifice était déjà fissuré avant l’arrivée de cette épidémie, il était contesté, honni au sein même des sociétés occidentales. Les mouvements de contestation qui secouent le monde depuis des années expriment un rejet de l’étatisme, de la mainmise de l’Etat sur tous les pans de l’existence humaine. De manière plus diffuse, il y a une prise de conscience généralisée des méfaits du capitalisme, du consumérisme, de la sacralisation des biens matériels, qui s’expriment de différentes manières dans le monde, mais avec une force toujours croissante.
Mais l’édifice a tenu jusque-là grâce à l’habileté de ses élites à contourner tous les problèmes : les crises financières, les risques de guerres annihilatrices, etc. Je reconnais la faculté de ces élites occidentales à faire survivre leur système pourri jusqu'à la moelle malgré le poids de ces contradictions et les abus qu'ils ont accumulés. Il ne faut donc pas croire qu’une catastrophe comme celle-là va changer l’orientation du monde. En réalité, cette épidémie et les crises bien pires qui vont venir dans son sillage accéléreront l’effondrement déjà entamé du système mondial actuel au profit de modèles alternatifs.
Il faut se rappeler, en effet, que la révolution de 1789 fut certes le fruit de transformations majeures dans la société française qui ont débuté des décennies auparavant, mais elle a aussi été précipitée par une catastrophe naturelle survenue en 1783 en Islande. L'explosion d'un volcan, la dissémination de cendres dans l'atmosphère a impacté le climat en Europe et détruit des récoltes plusieurs années consécutives.
C’est la famine et l’appauvrissement causés par cette catastrophe qui ont accéléré le vent de contestation envers l’ancien régime et les événements que l’on connait. De la même manière, l’actuelle catastrophe épidémiologique accélérera les transformations idéologiques, politiques et économiques déjà entamées ces dernières années.
En réalité, le Covid-19 a déjà fortement rongé les fondations et la toiture de l’édifice. L’économie capitaliste à l’échelle mondiale est d’ores et déjà ébranlée et sans doute condamnée, car le confinement des consommateurs, la fermeture des entreprises et des commerces, l’arrêt au moins partiel des livraisons : tout cela met en suspens l’échange marchand, la mise en relation de l’offre et la demande. Le « marché » est à l’arrêt et, à terme, les sociétés régies par ce modèle ne seront plus en capacité d’offrir prospérité et abondance. Mais si leurs économies meurent, c’est toute cette civilisation qui s’effondrera.
Qu’est-ce que ces pays ont à offrir à leurs populations si ce n’est la croissance effrénée, l’opulence, la promesse de consommation, de loisir, de jouissance quotidienne et de confort domestique ? Rien. Si, à l’issue de cette épidémie, le chômage, la misère, la pénurie, le manque se font partout ressentir, que restera-t-il à ces gens qu’on a vidé de toute hauteur de réflexion et de spiritualité ? Ces régiments de consommateurs affamés se retourneront contre leurs maîtres et ce sera au tour des murs et des parois politiques de s’effondrer.
Dans le Coran, les grandes catastrophes naturelles sont décrites comme des moyens de mettre fin à des civilisations parvenues au faîte de leur puissance et que rien d’autre ne pouvait arrêter. L'histoire du peuple de Noé ainsi que d'autres peuples disparus, détruits par le Créateur pour leurs iniquités, nous indique que certaines civilisations parvenues à de hauts degrés de puissance sont arrêtées dans leur course par des événements de cette nature.
Nous savons dès aujourd'hui que la civilisation occidentale mondialisée entre dans cette catégorie puisque les crises répétées auxquelles elle a été confrontée depuis une décennie n’ont pas eu raison de sa folie : les mouvements de contestation de tous bords ont été brisés, les risques de guerre systémiques ont été soigneusement évités, les crises financières surmontées, les désastres écologiques contournés…Rien ne semblait pouvoir les arrêter, mais à ce jour le Créateur humilie une humanité bercée depuis trop longtemps dans l'illusion de la toute-puissance en la confrontant à un virus invisible à l’œil-nu, comme autrefois Nemrod, tyran mégalomane, fut vaincu par un moucheron microscopique.
J’espère que sur les décombres de ce modèle, un modèle de civilisation plus avancé pourra émerger dont j’ai dépeint les grands principes dans mon livre « Le califat d’Adam » (Nawa, 2015). Cette nouvelle civilisation devra abolir le « contradictionnisme » qui caractérise notre époque. L’Occident affirme qu’il y a « contradiction » entre l’humain et le divin, les intérêts terrestres et les considérations morales. Il affirme que nous devons choisir entre la Religion et la Raison, entre le progrès matériel et la hauteur spirituelle, la propriété privée et la solidarité collective, etc.
Pour dire les choses très simplement, la prochaine civilisation mondiale devra reposer sur le principe de « non-contradiction » et synthétiser les apports positifs de l’occident avec les exigences morales de l’islam.
ASK