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Todd, psychothérapeute de la société française [6/7]

Todd, psychothérapeute de la société française [6/7]

Todd, psychothérapeute de la société française
Ou Comment guérir de la pathologie laïcité ? [6/7]

[...]

Parenthèse entre sociologie et psychologie sociale

Nous laissons le soin au lecteur de poursuivre la démarche entamée ici, en l’invitant à approfondir le sujet pour affiner son avis. Il devra envisager la possibilité de croiser les données à travers de multiples analyses, qui une fois recoupées, permettront d’y voir plus clair dans la pensée de cet auteur complexe et intéressant à plus d’un titre. Il s’appuiera sur les autres livres de Todd[1] qui montrent clairement la vision globalisante de ce dernier portant sur son espoir de démocratisation internationale par abandon du religieux.

Todd est convaincu que l’alphabétisation des masses permettra de sortir de l’ère durant laquelle les aires civilisationnelles se partageaient le globe terrestre, pour en arriver à une révolution finale de ce cycle de l’Histoire. Nous verrons alors émerger un nouveau monde « désenchanté »[2] et nihiliste dans lequel chaque peuple se réunira autour d’une célébration commune de la « mort de Dieu », une posture en partie nietzschéenne qui symbolise ici une communion ontologique de l’Homme par la « fin de l’Histoire », si chère à Fukuyama[3]. C’est précisément cette sécularisation à l’échelle mondiale, qui oscille entre « empirisme » et « pragmatisme »[4] dans son référentiel, que Todd pense représenter sous sa forme « tolérante » d’une « noblesse occidentale ».

Tout l’héritage de ces approches sociologiques, partagé avec le patrimoine philosophique occidental classique, s’inscrit dans la lignée traditionnelle remontant jusqu’à l’utilitarisme anglo-saxon en passant par le structuralisme du début du siècle et les dérives aboutissant au darwinisme social[5], en poussant jusqu’aux théories débattues à ce jour. Ces tendances sont imbibées de symbolisme et de concepts récupérés du « post-communisme »[6].

Cette période, qui succéda à l’heure de gloire des partis communistes, marxistes, maoïstes, trotskystes, socialistes, anarchistes et syndicalistes en France (dont l’admiration de certains intellectuels pour leurs grandes figures « sovietophiles »[7] ou « réactionnaires »[8] dès l’époque de Sartre, puis pendant l’après-guerre[9], possède une classe typiquement française), peut se résumer au niveau de cette discipline par quelques familles philosophiques[10] principales, dont nous pouvons dégager quatre grands courants tels qu’ils sont présentés et enseignés : structuralisme génétique, individualisme méthodologique, analyse stratégique[11], sociologie dynamique.

Les Grands Noms de cette épopée qui nous sont restés en mémoire comme systématiquement gauchistes ou gauchisants (à part quelques-uns), s’illustrèrent souvent par leurs prises de position politiques, voire leur esprit partisan (sauf exceptions), et ce sont eux de qui nos contemporains s’inspirent pour construire leurs analyses, qu’elles soient politiques, sociologiques, anthropologiques, philosophiques, épistémologiques, religieuses ou autre.

Se positionner exclusivement en fonction de ces auteurs[12], qui certes ont apporté leur lot de contributions à leur domaine respectif, serait faire l’impasse sur les conseils, analyses, critiques et avertissements de Gustave Le Bon au début du siècle dernier, lui qui disait déjà en son temps que ces formes d’idéologies (y compris politiques, dont le socialisme envers qui il fut particulièrement virulent), étaient des religions, composées de croyances, de fidèles, de prêtres, d’autels, de temples et de catéchismes. Son monumental « Psychologie des foules » [1895] regorge de passages mettant en garde et dénonçant ces travestissements de la réalité de ces néo-religions[13] dont les descriptions recensées ressemblent à s’y méprendre à notre « charlisme » coupé de laïcité[14].

« Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre, à un héros ou à une idée politique, il reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent également. Les foules revêtent d'une même puissance mystérieuse la formule politique ou le chef victorieux qui les fanatise momentanément. On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de son esprit, toutes les soumissions de sa volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être devenu le but et le guide des sentiments et des actions. L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement ordinaire d'un sentiment religieux.

Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent dans tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source. Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente inhérents au sentiment religieux ; on peut donc dire que toutes leurs croyances ont une forme religieuse.

Le héros que la foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut pendant quinze ans, et jamais divinité ne compta de plus parfaits adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. […] Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes ne possèdent plus d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on leur rend n'est pas notablement différent de celui de jadis. On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire qu'après avoir bien pénétré ce point fondamental de la psychologie des foules : il faut être dieu pour elles ou ne rien être Ce ne sont pas là des superstitions d'un autre âge chassées définitivement par la raison.

Dans sa lutte éternelle contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, qui les ont si longtemps dominées ; mais aucune époque ne les vit élever autant de statues et d'autels que depuis un siècle. Le mouvement populaire connu sous le nom de boulangisme[15] démontra avec quelle facilité les instincts religieux des foules sont prêts à renaître. Point d'auberge de village, qui ne possédât l'image du héros[16]. On lui attribuait la puissance de remédier à toutes les injustices, à tous les maux, et des milliers d'hommes auraient donné leur vie pour lui. Quelle place n'eût-il pas conquis dans l'histoire si son caractère avait pu soutenir sa légende !

Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une religion aux foules. Les croyances politiques, divines et sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion. L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes extérieures, deviendrait rapidement un culte. L'évolution de la petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Elle ressemble à ce nihiliste, dont le profond Dostoïewsky nous rapporte l'histoire.

Éclairé un jour par les lumières de la raison, il brisa les images des divinités et des saints qui ornaient l'autel de sa petite chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre un instant, remplaça les images détruites par les ouvrages de quelques philosophes athées, puis ralluma pieusement les cierges. L'objet de ses croyances religieuses s'était transformé, mais ses sentiments religieux, peut-on dire vraiment qu'ils avaient changé ? On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements historiques – et précisément les plus importants - qu'après s'être rendu compte de la forme religieuse que finissent toujours par revêtir les convictions des foules. Bien des phénomènes sociaux demandent l'étude d'un psychologue beaucoup plus que celle d'un naturaliste. » [17]

Lui qui prédisait déjà que tenter de raisonner ces fanatiques qui s’ignorent relevait du miracle, tant inconscientes restaient ces foules face à leur propre dogmatisme touchant à chacun des points de leur crédo pseudo-démocratique.

« On ne discute pas plus avec les croyances des foules qu'avec les cyclones. Le dogme du suffrage universel possède aujourd'hui le pouvoir qu'eurent jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que ne connut pas Louis XIV. Il faut donc se conduire à son égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le temps seul agit sur eux.

Essayer d'ébranler ce dogme serait d'autant plus inutile qu'il a des raisons apparentes pour lui : « Dans le temps d'égalité, dit justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du publie ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.» Faut-il supposer maintenant qu'un suffrage restreint - restreint aux capacités, si l'on veut -améliorerait le vote des foules ? Je ne puis l'admettre un seul instant, et cela pour les motifs signalés plus haut de l'infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que puisse être leur composition.

En foule, je le répète, les hommes s'égalisent toujours, et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, le rétablissement de l'Empire, par exemple, eût différé avec des votants recrutés exclusivement parmi des savants et des lettrés.

Le fait, pour un individu, de savoir le grec ou les mathématiques, d'être architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, ne le dote pas, sur les questions de sentiments, de clartés particulières. Tous nos économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la plupart. Est-il une seule question générale, le protectionnisme, par exemple, qui les ait trouvés d'accord ? Devant des problèmes sociaux, pleins de multiples inconnues, et dominés par la logique mystique ou la logique affective, toutes les ignorances s'égalisent. Si donc des gens bourrés de science composaient à eux seuls le corps électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui.

Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et l'esprit de leur parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et sûrement en plus la lourde tyrannie des castes. Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un pays monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en Portugal ou en Espagne, le suffrage des foules est partout semblable, et traduit souvent les aspirations et les besoins inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour chaque nation l'âme moyenne de sa race. D'une génération à l'autre on la retrouve à peu près identique. »[18]

Il faut peut-être rappeler que pour le Docteur Le Bon, les institutions politiques qu’établissent les hommes sont le reflet de leur état, de leurs besoins, de leur réalité. Un système en situation d’échec est donc l’expression de la décadence d’un peuple qui a matérialisé ses volontés enfouies par sa désertion des valeurs morales qui avaient fondé sa puissance et, ce faisant, a engendré la corruption de l’Etat. Une telle situation de violence totalitaire banalisée est analysée par Le Bon qui relève l’attitude de soumission et de complaisance de la population symbolisant sa tolérance face à son réel fond que sa misère lui renvoie. Au lieu de tenter de légiférer de nouvelles lois en permanence, un tel peuple devrait plutôt se tourner vers une totale remise en question de ses paradigmes et son système de valeurs vicié.[19]

« L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés, que le progrès des peuples résulte du perfectionnement des constitutions et des gouvernements et que les changements sociaux s'opèrent à coups de décrets ; cette idée, dis-je, est très généralement répandue encore. La Révolution française l'eut pour point de départ et les théories sociales actuelles y prennent leur point d'appui. Les expériences les plus continues n'ont pas réussi à ébranler cette redoutable chimère. En vain, philosophes et historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité.

Il ne leur a pas été difficile pourtant de montrer que les institutions sont filles des idées, des sentiments et des mœurs ; et qu'on ne refait pas les idées, les sentiments et les mœurs en refaisant les codes. Un peuple ne choisit pas plus des institutions à son gré, qu'il ne choisit la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les gouvernements représentent le produit de la race. Loin d'être les créateurs d'une époque, ils sont ses créations. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant leurs caprices d'un moment, mais comme l'exige leur caractère. Il faut parfois des siècles pour former un régime politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont aucune vertu intrinsèque ; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Bonnes à un moment donné pour un peuple donné, elles peuvent être détestables pour un autre. […]

Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions qu'il faut chercher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules. […] Les peuples restent gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu'un vêtement d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes, des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour imposer des institutions auxquelles est attribué le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc dire en un sens que les institutions agissent sur l'âme des foules puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais nous savons que, en réalité, triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes aucune vertu. En poursuivant leur conquête on ne poursuit donc que des illusions. »[20]

Précisons d’ailleurs que c’est par le biais de la création de cette multitude de lois qu’il s’invente, que le peuple s’enchaîne lui-même en précipitant sa chute[21].

« La création incessante de lois et de règlements restrictifs entourant des formalités les plus byzantines les moindres actes de la vie, a pour résultat fatal de rétrécir progressivement la sphère dans laquelle les citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette illusion qu'en multipliant les lois, l'égalité et la liberté se trouvent mieux assurées, les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves. Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent. Habitués à supporter tous les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et, perdre toute spontanéité et toute énergie.

Ce ne sont plus que des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance et sans force. Mais les ressorts qu'il ne trouve plus en lui-même, l'homme est alors bien forcé de les chercher ailleurs. Avec l'indifférence et l'impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est obligé de grandir encore. Ces derniers doivent avoir forcément l'esprit d'initiative, d'entreprise et de conduite que les particuliers ont perdu. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout protéger. L'État devient alors un dieu tout-puissant.

Mais l'expérience enseigne que le pouvoir de telles divinités ne fut jamais ni bien durable ni bien fort. La restriction progressive de toutes les libertés chez certains peuples, malgré une licence qui leur donne l'illusion de les posséder, semble résulter de leur vieillesse tout autant que d'un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation n'a pu échapper jusqu'ici. Si l'on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes éclatant de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes sont arrivées à la période d'extrême vieillesse qui précède la décadence. »[22]

Comme toujours, le même constat peut-être fait, celui de l’éternelle falsification des faits que permet cet état d’ignorance généralisée. Les adeptes du « vraisemblable » ouvrent les vannes de la libération des désirs concupiscents sous toutes ses formes et variations, tant et si bien que tout ce qui s’y oppose est qualifié de faux par une Raison devenue déraisonnable mais qui fait office de Loi pour les nations.

« Le grand facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais l'erreur. Et si le socialisme voit croître aujourd'hui sa puissance, c'est qu'il constitue la seule illusion vivante encore. Les démonstrations scientifiques n'entravent nullement sa marche progressive. Sa principale force est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur. L'illusion sociale règne actuellement sur toutes les ruines amoncelées du passé, et l'avenir lui appartient.

Les foules n'ont jamais eu soif de vérités. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître ; qui tente de les désillusionner est toujours leur victime. »[23]

Ces formes d’Etats-Nations élargis sous l’apparence de civilisations générant de l’ignorance quand ce n’est pas de la fausseté[24], furent étudiées historiquement par bien des auteurs, dont l’une des œuvres les plus intéressantes qui rehausse clairement le niveau du débat, et qui a influencé nombre des représentants des écoles évoquées précédemment[25], demeure sans aucun doute celle de Toynbee[26]. Ce dernier a pris en compte un certain nombre de paramètres qui étaient jusqu’alors volontairement laissés de côté, à cause de la tendance dominante d’une caste intellectuelle établie auprès des adeptes du conservatisme en place dans les milieux universitaires. Il a régénéré sa discipline (l’Histoire) en usant d’une méthode utile mais qui a fait son temps, celle de l’Histoire comparée[27].

Ce bousculement des normes établies fit un grand bien à toute une génération qui put alors commencer à repenser et investir les champs du savoir armés d’un regard critique dont ils savaient devoir user en toutes occasions. Pendant que le système scolaire, de bas en haut de l’échelle sociale, imposait (et impose encore) de ne surtout pas penser et de se satisfaire de répéter sans rien comprendre, les héritiers de la pensée civilisationnelle comme ses contemporains prolifiques Will et Ariel Durant et leur œuvre magistrale de qualité (dont le fameux « Histoire de la Civilisation »[28] en 32 volumes est la pièce maîtresse), ou leurs alter egos du côté musulman à l’instar de Malik ibn Nabi[29] (qui s’appuie sur Toynbee et s’y réfère dans ses ouvrages), permettaient d’ouvrir les portes d’une nouvelle arène, celle où se déroulerait la transition finale vers une réconciliation non désirée par les élites occidentales entre Islam et excellence.

« J’ai moi-même, en divers ouvrages, montré que notre éducation actuelle transforme en ennemis de la société un grand nombre de ceux qui l'ont reçue, et recrute beaucoup de disciples pour les pires formes du socialisme Le premier danger de cette éducation - très justement qualifiée de latine - est de reposer sur une erreur psychologique fondamentale : s'imaginer que la récitation des manuels développe l'intelligence. Dès lors, on tâche d'en apprendre le plus possible ; et, de l'école primaire au doctorat ou à l'agrégation, le jeune homme ne fait qu'ingurgiter le contenu des livres, sans exercer jamais son jugement et son initiative.

L'instruction, pour lui, consiste à réciter et à obéir. « Apprendre des leçons, savoir par cœur une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà, écrivait un ancien ministre de l'Instruction publique, M. Jules Simon, une plaisante éducation où tout effort est un acte de foi devant l'infaillibilité du maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et nous rendre impuissants. » Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à plaindre les malheureux enfants auxquels, à la place de tant de choses nécessaires on préfère enseigner la généalogie des fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de l'Austrasie, ou des classifications zoologiques ; mais elle présente le danger beaucoup plus sérieux d'inspirer à celui qui l'a reçue un dégoût violent de la condition où il est né, et l'intense désir d'en sortir. […]

Au lieu de préparer des hommes pour la vie, l'école ne les prépare qu'à des fonctions publiques où la réussite n'exige aucune lueur d'initiative. En bas de l'échelle sociale, elle crée ces armées de prolétaires mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte ; en haut, notre bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, imprégnée d'une confiance superstitieuse dans l'État providence, que cependant elle fronde sans cesse, inculpant toujours le gouvernement de ses propres fautes et incapable de rien entreprendre sans l'intervention de l'autorité. L'État, qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément les autres sans emploi. Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, la masse formidable des diplômés assiège aujourd'hui les carrières. […]

L'acquisition de connaissances inutilisables est un moyen sûr de transformer l'homme en révolté. Il est évidemment trop tard pour remonter un tel courant. Seule l'expérience, dernière éducatrice des peuples, se chargera de nous dévoiler notre erreur. Seule elle saura prouver la nécessité de remplacer nos odieux manuels, nos pitoyables concours par une instruction professionnelle capable de ramener la jeunesse vers les champs, les ateliers, les entreprises coloniales, aujourd'hui délaissés. Cette instruction professionnelle réclamée maintenant par tous les esprits éclairés fut celle que reçurent jadis nos pères, et que les peuples actuellement dominateurs du monde par leur volonté, leur initiative, leur esprit d'entreprise, ont su conserver. […]

Peut-être pourrait-on accepter tous les inconvénients de notre éducation classique, alors même qu'elle ne ferait que des déclassés et des mécontents, si l'acquisition superficielle de tant de connaissances, la récitation parfaite de tant de manuels élevaient le niveau de l'intelligence. Mais atteint-elle réellement ce résultat ? Non, hélas ! Le jugement, l'expérience, l'initiative, le caractère sont les conditions de succès dans la vie, et ce n'est pas dans les livres qu'on les apprend. Les livres sont des dictionnaires utiles à consulter, mais dont il est parfaitement superflu d'emmagasiner dans la tête de longs fragments. »[30]

Chacun aura reconnu la méthode académique en vigueur dans toute sa médiocrité, et pendant qu’aujourd’hui se pavanent les chantres de la chapelle laïque, seuls habilités à expliquer le monde et toutes ses irrégularités qu’ils tentent de masquer, nous nous souviendrons de Gustave Le Bon qui en son temps se voyait critiqué par les indéfectibles et indécrottables affidés de Durkheim, puisque Le Bon ne respectait pas à la lettre le catéchisme sociologique de l’école française. A croire que l’Histoire se répète.


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[1] Signalés au début d’article, en note 6 et 7 de la page 2
[2] Au sens wébérien de « désenchantement du monde » par dévaluation et évacuation du religieux, ou plus précisément des religions classiques remplacées par un scepticisme radical généralisé, lui-même représenté par une forme d’athéisme bâti sur les restes des socles judéo-chrétiens tout en conservant le sentiment religieux très fortement marqué. La tendance au « scientisme » actuelle, exprimée par un ultra-relativisme de combat, en est un de ses avatars.
[3] On comprendra dès lors beaucoup mieux les raisons pour lesquelles Todd s’écarte des thèses de Huntington dans son « Rendez-vous des civilisations » [2007]. En effet, à l’origine le livre de Huntington se voulait être une réponse en guise de réfutation aux thèses de Fukuyama. Le lecteur pourra consulter ce bref article pour se faire une idée rapide de l’opposition, vue par un auteur au positionnement typiquement pro-sécularisation : http://www.24hgold.com/francais/contributor.aspx?article=3817873022G10020
[4] En tant qu’écoles philosophiques.
[5] Dont le nazisme piloté par Hitler sera le grand moment puisque ce seront les thèses eugénistes et évolutionnistes de ses prédécesseurs et contemporains sur lesquelles le Führer s’appuiera. Parmi les noms les plus connus citons Galton, Malthus, Haeckel, Gobineau (qui fera couler l’encre de Malik ibn Nabi dans plusieurs de ses ouvrages), Carrel (qui fera couler l’encre de Sayyid Qutb, principalement dans « L’Islam et les problèmes de la civilisation »), et Schallmayer. Malgré leurs divergences idéologiques sur un certain nombre de points, Mussolini (Italie) et Franco (Espagne) évolueront dans le même sillage.
[6] Dont l’influence en France et alentour est malheureusement fort négligée et minorée par les chercheurs actuels, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on sait que la plupart d’entre eux sont issus de cette école (ce qui explique leur engagement à gauche) dont ils se sont repentis partiellement (ce qui est justement le cas de Todd).
[7] Staline, Lénine, Mao [Chine], Ho Chi Minh [Vietnam], Pol Pot [Cambodge], Castro et Guevara [Cuba], Trotski, Bakounine, Kropotkine, Soljenitsyne, Khrouchtchev, Gorbatchev, Eltsine,…
[8] Lire par exemple « Une journée d’Ivan Dessinovitch » [1962] sur l’expérience russe du communisme et « Le pavillon des cancéreux » [1968] sur les débuts de la « déstalinisation », de Soljenitsyne, qui s’opposait au régime et critiquait les pratiques de Staline. Il est vrai que ce qu’il y décrit est triste, mais il est évident que l’ovation qu’il reçut de l’Occident pour ce livre tient plus de la volonté de propagande antisoviétique de l’époque (qui se poursuit aujourd’hui contre Poutine présenté comme un descendant idéologique direct de Staline) que d’une compassion réelle à l’égard de sa situation. Chaque occasion de ternir la réputation de « l’ennemi communiste » étant bonne à prendre, et sachant que tous les coups sont permis, dès lors on ne s’étonne plus de cette farandole de mensonges naviguant entre propagande et simple désinformation sur la « menace rouge » (devenue « menace verte » quand il s’agit des musulmans). On présente encore ces personnages comme des démons, à commencer par Mao Tse Toung, alors qu’ils le sont souvent bien moins que leurs homologues occidentaux. Dès le lycée, les programmes et manuels scolaires brossent un portrait d’eux terrifiant en donnant une image complètement déformée des événements. Il suffit pour s’en convaincre de lire les ouvrages de leurs contemporains qui étaient beaucoup plus mitigés à leur sujet, ou bien directement leurs propres écrits, comme ceux d’Ernesto Guevara, de Mao ou Ho Chin Minh.
[9] Durant les guerres d’indépendance, les populations adoptaient systématiquement ces idéologies comme forme d’opposition à l’oppression colonisatrice de l’Occident, que ce soit dans les pays arabes ou dans un rayon plus large sur une grande partie du continent africain. Nous y reviendrons rapidement dans les pages qui suivent.
[10] Nous avons choisi de qualifier ces catégories sociologiques de « philosophiques » car selon nous leurs divergences et leur contenu se rapprochent plus des querelles entre philosophes que d’une méthode scientifique sérieuse et authentique. Le lecteur remarquera d’ailleurs que les enseignants de cette discipline sont souvent issus de parcours académiques sanctionnés par des diplômes de philosophie (Voir liste ci-après, en note 42). Faire un peu d’Histoire des Idées suffit à comprendre l’origine de leurs théories, qui si elles étaient réellement scientifiques et objectives,ne souffriraient pas de tant de contradictions et d’insuffisances internes à leurs doctrines.
[11] En tant qu’approche sociologique.
[12] Nous renvoyons le lecteur vers les auteurs suivants, dont d’autres noms auraient dû être mentionnés, mais qui constitueront une bonne base de départ pour s’initier à ces diverses approches et la filiation qui les relie les unes aux autres parfois directement, d’autres fois indirectement : H. Spencer, E. Durkheim, M. Mauss, G. Bachelard, G. Bataille, G. Canguilhem, R. Aron, C. Lévi-Strauss, M. Merleau-Ponty, R. Barthes, L. Althusser, E. Goffman, G. Deleuze, M. Foucault, P. Bourdieu, J. Derrida,…
[13] Voir également à ce titre quelques autres ouvrages de Gustave Le Bon, dont « L’Homme et les sociétés » [1881] (qui contient beaucoup d’hypothèses typiques de cette époque), « Psychologie du socialisme » [1898], « Psychologie de l’éducation » [1902], « Psychologie politique » [1910], « Les opinions et les croyances » [1911], « Psychologie des révolutions » [1912] et « Psychologie de la guerre » [1915].
[14] Voir également à ce sujet « De l’idéologie islamique française : Eloge d’une insoumission à la modernité » [2011] et « Les origines chrétiennes d’une laïcité musulmane » [2013] d’Aïssam Aït-Yahya.
[15] Il suffit de remplacer le mot par : « charlisme ». C’est nous qui soulignons.    
[16] Il suffit de remplacer le mot par : « slogan « Je suis Charlie » ». C’est nous qui soulignons.
[17] « Psychologie des Foules », Livre I Chapitre IV, p.39-42. Presses Universitaires de France 1995
[18] « Psychologie des Foules », Livre III Chapitre IV, p.111-112. Presses Universitaires de France 1995
[19] Pour plus de détails sur cette question, voir « Le Califat d’Adam » d’Abû Soleiman Al-Kaabi [2015]
[20] « Psychologie des Foules », Livre II Chapitre I, Partie 4, Les institutions politiques et sociales, p.49-51. Presses Universitaires de France 1995
[21] René Descartes fait le même type de constat dans son « Discours de la méthode » [1637] : « Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un État est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées » Seconde partie, Principales Règles touchant les Sciences.
[22] « Psychologie des Foules », Livre III Chapitre V, p.122-123. Presses Universitaires de France 1995
[23] « Psychologie des Foules », Livre II Chapitre II, Partie 2, Les illusions, p.64. Presses Universitaires de France 1995
[24] Voir à ce sujet les travaux de Noam Chomsky qui s’intéressent à la compréhension du pouvoir, le rôle des médias dans la construction de l’opinion publique et de son consentement, les ruses employées pour duper des peuples devenus ignorants en leur faisant croire au bien-fondé des pires absurdités,… Chomsky a beaucoup dénoncé les abus et les dérives des régimes pseudo-démocratiques occidentaux. Hormis ses ouvrages en linguistique qui sont aussi très intéressants, sans pouvoir dresser une bibliographie exhaustive de ses écrits en matière politique, nous laisserons le lecteur se documenter et citerons ceux qui suivent : « Propagande, médias, démocratie » [2000], « Le Pouvoir mis à nu » [2002], « Le profit avant l’homme » [2003], « De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis » [2004], « Dominer le monde ou sauver la planète ? » [2004], « La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie » [2008], et pour finir l’excellent « Comprendre le pouvoir » [2002] en trois tomes. Il pourra être utile de consulter les ouvrages de Michel Collon sur le sujet qui recoupent parfois les analyses de Chomsky, dont « Médiamensonges du Golfe – Manuel Anti manipulation » [1992], « Poker menteur » [1998], « Monopoly, L’Otan à la conquête du monde » [2000], « L’Empire en guerre » [2001], « Lybie, Otan et médiamensonges » [2011]. Les mécanismes permettant l’orientation de l’opinion publique y sont mis à jour, par l’évocation de nombreux faits, dont les multiples opérations constituant la lutte contre le communisme autour du globe.
[25] Dans la note 42, page 24.
[26] Sa série « A Study of History » [1934-1961] en 12 volumes, résumés et abrégés en anglais puis en français sous le titre de « L’Histoire, un essai d’interprétation » s’impose au milieu de ses autres travaux qui n’en demeurent pas moins très intéressants.
[27] Citons Marc Bloch, qui est l’un des plus connus qui s’y sont adonnés aux côtés de Fustel de Coulanges. Pour ceux qui veulent consulter une publication générale et accessible sur le sujet, qu’ils se réfèrent à l’ « Histoire comparée des Civilisations » de Hofstatter et Pixa en 16 volumes.
[28] Étonnamment, le ton légèrement positiviste adopté dans cet ouvrage est assez agréable et change des diatribes infernales auxquelles nous habituent si souvent les historiens occidentaux qui semblent incapables de citer le moindre fait sans prendre parti et tenter d’influencer le lecteur en déversant leur haine sur les supposés « méchants » de l’histoire. Les historiens officiels qui forgent le roman national, comme Michelet, en deviennent insupportables à force de contre-vérités flagrantes. A contrario, cette riche série qui est une mine d’or bibliographique et qui a réuni les plus grandes autorités de référence dans leur domaine pour relire et corriger est fortement appréciable. Nous recommandons de la consulter en recourant également à la revue « Clio » pour comparer les avancées sur chaque sujet.
[29] Dont l’engagement autant théorique que pratique dans la « lutte idéologique » en est un des grands moments.
[30] « Psychologie des Foules », Livre II Chapitre I, Partie 5, L’instruction et l’éducation, p.52-54. Presses Universitaires de France 1995

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