Paramètres thème

Layout Mode
Couleur de thème
Choisissez vos couleurs
Couleur de fond:
Réinitialiser
[Courrier des lecteurs] Le véritable réformisme musulman

[Courrier des lecteurs] Le véritable réformisme musulman

[...]

J’aurais besoin d’un éclaircissement sur le concept d’islah présent dans le Coran. En effet, je sais que le courant néo réformiste use beaucoup de ce concept pour montrer que l’Islam peut lui aussi être "moderne" (au sens occidental).

Ma question est la suivante : Quelle est la différence entre la notion d‘islah et le progressisme (au sens d’idéologie du progrès) qui est un des présupposés théoriques de la modernité ?

Le concept d’Islâh désigne, dans le Coran et la Sunna, un mouvement de réforme/réparation, lui-même proche d’un autre concept important : le tajdîd qui consiste à actualiser des principes religieux pour les adapter et les étendre à des situations nouvelles qui apparaissent à chaque époque.

Cependant, Islâh est aussi un terme qui prête à confusion comme l’indique explicitement le Coran car ce mot appartient à une catégorie bien particulière des terminologies coraniques : les mutashâbihât ou « homonymes » qui occupent une place centrale dans la théorie du langage qu’Ibn Taymiyya développe dans ses écrits.


Les Homonymes dans le Coran

Comme on le sait, les « homonymes » sont des mots qui ont la même orthographe ou la même prononciation, mais qui désignent des choses différentes comme les mots « roue » et « roux » en français ou « voix » et « voie ». Dans son livre al-Tadmuriyya (traduite aux éditions Nawa sous le titre « Lettre palmyrienne »), Ibn Taymiyya explique que dans le Coran ces homonymes jouent un rôle particulier. Il s’agit de mots identiques ou ressemblant mais qui peuvent recouvrir plusieurs sens, selon les passages ou les contextes.

Il faut savoir qu’il existe dans le Coran plusieurs catégories de mutashâbihât, chacune remplissant un rôle spécifique :

Il y a d’abord les homonymes qui sont employés pour désigner des objets appartenant à des réalités totalement différentes. C’est le cas des mots qui peuvent tantôt désigner des objets appartenant au monde matériel et immédiat et tantôt des objets ou réalités appartenant à l’au-delà ou des mondes inconnus. Ibn Taymiyya cite, à ce propos, les mots utilisés pour décrire le Paradis où il y aura « fleuves », « demeures », « verres », etc. Ibn Taymiyya explique que ces mots qui nous sont familiers et qui désignent dans notre réalité des objets biens connus, sont utilisés dans ces versets pour décrire des objets appartenant à une autre réalité et qu’il n’y a pas forcément de similitudes matérielles entre les deux.

Si le même mot est employé dans les deux cas, c’est uniquement pour donner un vague aperçu de cet autre monde qui échappe à nos sens. Ibn Taymiyya place également dans cette catégorie les « attributs divins » comme les noms « Entendant, Sachant, Puissant » qui sont utilisés dans le Coran parfois pour décrire les humains et parfois pour qualifier le divin, sans que cela n’implique de similarités entre Dieu et les Hommes.

C’est grâce à cette théorie du langage qu’Ibn Taymiyya aborde l’épineuse question des expressions « Mains de Dieu » ou « Visage de Dieu » évoquées dans le Coran et qui ont suscitées à travers les siècles l’hystérie des apprentis métaphysiciens. Pour le cheikh damascène, il faut tout simplement considérer ces mots comme des homonymes : dans notre réalité terrestre, les mains et le visage désignent des parties du corps humain. Mais quand ces mêmes mots sont employés pour Dieu, ils désignent d’autres réalités qui échappent totalement à notre raison (celle-ci ne pouvant, précise-t-il, concevoir que les choses qu’elle a préalablement appréhendées par les sens), sans que cela n’implique une similarité avec les mains et les visages que nous connaissons.

La deuxième catégorie de mutashâbihât sont les homonymes utilisés dans le Coran pour mettre en relation des choses, a priori totalement différentes, afin de mettre en lumière leurs points communs. C’est le cas du mot âyât dans le Coran qui signifie, selon les passages : les « versets », les « signes » ou les « miracles ». L’utilisation du même signifiant pour ces trois signifiés indique au lecteur la similitude entre les « signes » matériels dans la création et les « versets » révélés. Cet homonyme permet de comprendre que la parole divine révélée est un vecteur pour accéder à la Connaissance au même titre que les éléments matériels de la création que nous observons. J’ai consacré à cet homonyme quelques passages dans la conclusion du livre « La voie des Nazaréens ».

Une troisième catégorie d’homonymes sert, au contraire, à souligner l’opposition et l’incompatibilité entre divers concepts, comme le mot « Janna » qui désigne, dans le Coran, autant les jardins terrestres que le Paradis. Dans la sourate 18, ces deux mots sont mis en miroir dans la parabole des deux voisins. L’un des deux s’enorgueillit de ses « jardins » et de ses richesses terrestres tandis que son voisin, au contraire, n’accorde de valeur qu’aux jardins célestes, le « Paradis ». Celui-ci s’exclame : {Peut-être que mon Seigneur m’offrira mieux que ton Janna} (Coran 18.40).

Ce verset repose donc sur un « jeu de mot » autour du double-sens de Janna (Jardin ou Paradis). L’homme pauvre et pieux dit au riche propriétaire que Dieu lui donnera, pour sa piété, mieux que son jardin : il s’agit bien sûr du Paradis. L’homonymie sert ici à montrer qu’en fonction de leurs croyances, les hommes donneront de la valeur soit aux biens terrestres, soit à la récompense céleste.

Il existe encore bien d’autres catégories de mutashâbihât, et il faudrait un livre entier pour toutes les énumérer. Maintenant que ces précisions ont été faites, nous pouvons revenir à votre question : le mot ISLÂH a la particularité d’être le tout premier homonyme qui apparaît dans le Coran selon l’agencement conventionnel des sourates, mais aussi l’un des plus importants. Il apparaît ainsi dès la deuxième page de la sourate al-Baqara :

{Quand on leur dit « ne semez pas la corruption sur Terre. », ils répondent : « au contraire, nous sommes des réformateurs. » * Non ! Ce sont les corrupteurs, mais ils ne savent point.} (Coran 2.12)

Avant d’aller plus loin dans l’analyse de ce mot, il faut aussi préciser que Islâh/Réforme appartient à une catégorie très spécifique de mutashâbihât présents dans le Coran, à savoir « des mots qui deviennent des homonymes au moment où leur sens est dénaturé par les adversaires ». Il s’agit d’expressions saintes ou « religieuses » réutilisées par les ennemis de la religion pour travestir leur sens. Le Coran insiste sur ce type d’homonymes afin de révéler au grand jour les sophismes et les méthodes de manipulation qu’utilisent les ennemis de l’islam. Par exemple, dans plusieurs passages du Coran, des expressions issues des textes révélés sont mises dans la bouche des impies et des adversaires des prophètes afin de montrer la manière dont ils déforment le sens des mots.

Cette catégorie d’homonyme sert parfois à montrer la volonté des tyrans de s’attribuer des caractéristiques divines et que le pouvoir tyrannique est une forme de mimétisme du divin. Ils reprennent alors les expressions et noms saints donnés à Dieu pour se les attribuer comme le mot « le Suprême » que Pharaon s’attribue quand il harangue les siens : {Je suis votre dieu suprême} (Coran 79.24). Ou dans le dialogue entre Abraham et Nemrod. Lorsque le patriarche lui dit que son Dieu {donne la vie et la mort}, le tyran réplique {moi aussi, je donne la vie et la mort} (Coran 2.258).

Cette homonymie n’a d’ailleurs pas échappé à certains commentateurs anciens, comme Ibn Juzay qui remarque que Nemrod manipule ici le langage car sa réponse exploite le sens « métaphorique » des termes. Tandis qu’Ibrâhîm affirme que Dieu donne la vie en créant les êtres, le tyran réplique qu’il peut donner ou offrir la vie en « épargnant » ceux qu’il a choisi de ne pas tuer.[1] Ailleurs dans le Coran, l’utilisation d’homonymes est parfois dénoncée textuellement, notamment à l’égard des Juifs de Médine, accusés d’utiliser des jeux de mots pour dissimuler derrières des formules anodines des insultes et des blasphèmes (Coran 4.46 et 2.104).

Ce type d’homonymes permet aussi de dénoncer les « inversions accusatoires », lorsque les impies accusent les croyants d’immoralité. C’est particulièrement vrai dans les récits relatifs à Mûsâ (Moise) quand le Pharaon accuse ce prophète de « sorcellerie » (Coran 20.57) et l’accuse de vouloir agresser les Egyptiens et de détruire leur « mode de vie exemplaire » (Coran 20.63).

L’accusation de sorcellerie est révélatrice car l’emploi du même mot permet de montrer la confusion opérée par Pharaon entre des miracles accomplis par un Messager et les illusions de ses magiciens. Nous trouvons un autre exemple d’« inversion des rôles » dans le Coran lorsqu’un égyptien s’adresse à Moïse en disant : {Tu veux te comporter comme un tyran et tu ne veux pas compter parmi les « réformateurs »} (Coran 28.19).

Cette manière dont le Coran met dans la bouche des ennemis de la religion des expressions religieuses permet de dénoncer ce recours systématique à la déformation des mots par les incroyants et ce, à toutes les époques. De nos jours, la propagande occidentale utilise ces mêmes manipulations de langage en accusant les religions (et l’islam plus que toute autre) d’être « immorales » tandis que l’athéisme serait, selon elle, synonyme de paix et de moralité.

Le mot ISLÂH ou « réforme » entre dans cette catégorie. Si on observe bien le verset (déjà cité), Allah reproche aux incroyants et aux hypocrites de modifier le sens du mot « réforme » et son antonyme « corruption » pour tromper les hommes :

{Quand on leur dit « ne semez pas la corruption sur Terre. », ils répondent : « au contraire, nous sommes des réformateurs. » * Non ! Ce sont les corrupteurs, mais ils ne savent point.} (Coran 2.12)

Dans ce passage, Allah indique que ce concept de « réforme » est particulièrement sujet à la manipulation et l’inversion des rôles. A toutes les époques, les corrupteurs, ceux qui cherchent à détruire les valeurs morales, à éroder les principes religieux, se cachent derrière le slogan de la « réforme ». Notre époque ne déroge pas à cette règle puisque les laïcs les plus acharnés prétendent « réformer l’islam » en abolissant la Sharia, voire en censurant certains passages du Coran pour les « oulémas réformateurs » proches des cercles de pouvoir ou encore en reniant les hadiths qui contrarient leurs passions pour d’autres. A un moindre degré, il y a une tendance qu’on pourrait qualifier de « réformiste moderniste » qui, par manque de sens critique vis-à-vis de l’occident, cherche à adopter de manière indiscriminée des institutions occidentales avec les antivaleurs qu’elles portent.

Dans ce cas, en quoi consiste la véritable islâh/réforme prônée par l’islam ?

J’explique à ce sujet, dans mon livre « Le califat d’Adam », que si le processus de « corruption » et de décadence est alimenté par ces manipulations de langage et la création d’ « homonymes » (mutashabîhât), d’ambiguïtés (shubha) et de confusion (shubh), le processus inverse de réforme consiste, pour les croyants, à mobiliser toutes leurs énergies pour « dissiper » ces confusions. A chaque époque, les élites intellectuelles musulmanes se sont évertués à déconstruire les confusions, les faux-semblants et les homonymes semées par les adversaires de la religion. Cette déconstruction des homonymes est un processus qu’Ibn Taymiyya qualifie de Ihkâm (éclaircissement, distinction) qui se présente comme le contraire du mutashâbih dans le Coran :

Le hukm consiste à séparer deux choses. C’est pour cela que le hâkim (juge) « tranche », arbitre entre deux plaignants. De ce fait, la sagesse (hikma) consiste à distinguer entre des choses qui se ressemblent (mutashâbihât), par le savoir et par l’action. Distinguer le Vrai du Faux, la vérité du mensonge, l’utile du nuisible, implique en effet d’agir par le bien et de s’abstenir des méfaits.[2]

Chaque fois que les « Partisans du Miséricordieux » (awliyâ ar-Rahmân), prophètes, saints, érudits, combattants ou simples croyants participent à l’ihkâm en dissipant la confusion des « Partisans de Satan » (awliyâ ash-Shaytân), il se produit une progression dans l’histoire humaine, car il en résulte une meilleure compréhension du message divin, et c’est là que réside précisément le « progrès » de l’humanité au sens islamique de Islâh.

Cependant, ce travail de dissipation des homonymes ne représente que la dimension intellectuelle et théorique de la « réforme » réclamée par l’islam. L’Islâh se matérialise aussi par des actions concrète qu’il faudrait exposer dans une autre réponse…


AS Al-Kaabi

___________________________________________________

[1] Voir le tome 1 du livre : https://waqfeya.com/book.php?bid=1691

[2] Ibn Taymiyya. La lettre palmyrienne. Nawa. p155.

Laisser un commentaire

*
**Not Published
*Site url with http://
*
Produit ajouté au comparateur