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Les sciences « dures » sont-elles supérieures aux sciences humaines ?

Les sciences « dures » sont-elles supérieures aux sciences humaines ?

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Ma réserve se porte sur le fait que l’histoire ne permet pas la construction d’une société au niveau de son infrastructure, ses administrations, ses offres aux demandes de la population, base pourtant nécessaire au bon fonctionnement d’une société et à partir de laquelle peut être portée une analyse historique et idéologique capable de s’imposer sur le champ des théories historiques.  

Sans cela, l’histoire reste une espèce de fixation sur le passé, avec des clefs de compréhension, certes, mais c’est tout. Il faut absolument construire au sens propre et figuré l’espace où va pouvoir s’exprimer la lecture historique et l’idéologie.

Et c’est même en cela que les historiens sont importants ; une société bien construite mais sans idéologie est une société morte ! Et donc dans l’état actuel de nos sociétés, j’enverrais d’abord les jeunes vers les sciences dures, surtout l’ingénierie, et les sciences de l’organisation. Pour faire un lien avec l’argument du texte, c’est très concurrentiel le monde des sciences mais ce n’est pas pour rien.

Car celui qui a les connaissances scientifiques s’impose tout naturellement et tire avec lui qui il veut, y compris sa communauté. Or on a justement besoin de place élevée pour y porter le discours. Après on peut discuter si la sociologie permet de comprendre les groupes et si leurs interactions viennent avant ou après les sciences politiques ou l’histoire.

Pour essayer d’expliquer ce que je veux dire, c’est comme si 3 sages venaient chez moi pour que nous discutions de projets d’avenir de la oummah. Nous commençons tous à revoir les éléments historiques et leurs enseignements, la méthodologie, etc.

Quand tout d’un coup ma canalisation saute. L’eau coule et je n’entends plus les sages parce que en plus du bruit je suis préoccupée par mon réseau de canalisation qui part en ruine.J’essaye d’aller réparer la canalisation mais ce n’est pas ma spécialité. J’essaye de retourner pour continuer la discussion mais l’eau commence à nous inonder les pieds. Je demande aux sages si quelqu’un peut réparer la canalisation mais tous me disent qu’ils ne savent pas comment faire.

Alors on persévère pour quand même continuer à construire histoire et idéologie mais à un moment l’eau nous arrive à la bouche et on n’arrive plus à parler. Et alors on continue à parler dans l’eau pendant que celle-ci nous emporte… le technicien était nécessaire au bon fonctionnement du conseil des sages…

O.H


Votre réponse résume la conception actuelle du Savoir commune aux occidentaux et aux musulmans, et qu’il convient de remettre en cause. Elle consiste à considérer les sciences dites « dures », les disciples scientifiques comme la physique, la médecine, l’ingénierie comme supérieures aux sciences « humaines ».

Il est naturel que pour les masses, une production technologique sera toujours plus impressionnante que des idées et des concepts. Mais le mépris dont souffrent les sciences humaines à notre époque, s’explique avant tout par le culte de la rentabilité économique. Seul ce qui est rentable immédiatement est valorisé, et cela aux dépends de la pensée.

A tel point que même les filières littéraires doivent justifier leur utilité marchande et leurs débouchés professionnels. Il s’agit d’une perversion de la notion de « savoir » car la recherche de savoir doit être orientée par la volonté de s’instruire et non par le profit et les projets de carrière. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la crise profonde que traverse actuellement le système universitaire en France et ailleurs.

A ce mépris « utilitariste » et capitaliste pour les sciences pures, s’ajoute, chez les Musulmans, une idée qui est apparue dans les années 1970 qui est celle-ci : du fait de l’orientation idéologique de la sociologie, de la philosophie et des autres disciplines « littéraires », les musulmans devraient délaisser ces filières et ne prendre de l’Occident que ses connaissances « techniques » et scientifiques comme la médecine et l’ingénierie, car ce sont des domaines dépourvus de toute dimension idéologique qui ne remettent pas en cause la doctrine musulmane. C’est ainsi que nous trouvons dans le monde arabe certains prédicateurs qui sont chirurgiens ou ingénieurs de formation.

Premièrement, même si les sciences « dures » étaient réellement supérieures aux disciplines littéraires, la priorité est d’orienter là où il existe un vrai déficit. Les savoirs techniques sont déjà magnifiés par tout le monde. Je n’ai donc aucune raison à inciter à intégrer des domaines qui sont déjà valorisés. L’erreur consiste ici à croire que le retard industriel et technologique du monde musulman serait dû au manque de personnel formé dans ces domaines.

Malgré les apparences et les préjugés, les jeunes musulmans ont déjà investi en masse ce type de filières, notamment l’ingénierie et certains pays musulmans ont déjà acquis de grandes compétences industrielles. Ce n’est pas le manque d’ingénieurs qui fait obstacle à un développement plus spectaculaire de ces pays, mais la configuration politique du monde musulman.

Par exemple, la parcellisation du monde musulman en Etats-nations et l’étanchéité des frontières entre ces pays, freinent les échanges économiques et la création d’un grand marché panarabe voire panislamique qui serait profitable à l’émergence de grandes industries. Pour réfléchir sur ces questions et apporter des solutions, ce ne sont pas les compétences techniques qui font défaut aux Musulmans, mais l’inverse : de grands penseurs, des théoriciens et des stratèges possédant une vision d’ensemble du monde actuel et embrassant de multiples disciplines.

En effet, ce ne sont pas des ingénieurs qui vont concevoir des politiques industrielles, mais des élites compétentes qui possèdent une vision élargie de leur époque et du monde. C’est en ce sens qu’il faut initier davantage d’étudiants aux études civilisationnelles, ce qui inclut la connaissance du monde industriel.

Je renvoie ici à Ibn Khaldoun, car en tant qu’historien sociologue, il n’était pas simplement préoccupé par la formulation de théories sociologiques, mais il s’intéressait aussi au monde « industriel » de son époque en dressant une description des différents métiers qui composaient les sociétés[1] (chapitres 17 à 33 de la Muqaddima) et évaluant de manière très pertinente l’importance de telle ou telle activité dans le développement d’une société.

Par ailleurs, considérer l’étude de l’histoire comme le simple fait de ressasser le passé est complètement faux. S’il est vrai que l’Histoire joue actuellement ce rôle chez les auteurs arabes contemporains, sur le thème « regardez comme nous étions puissants auparavant », ce n’est pas du tout cette approche que nous privilégions aujourd’hui. Les études historiques n’ont pas pour objectif d’alimenter des discussions de salon, mais d’offrir une matière à réflexion sur notre présent et les problématiques qui nous touchent directement.

Il s’agit de revenir à la conception de l’Histoire qui était en vigueur avant le déclin intellectuel des Musulmans survenu avec la partition entre « sciences religieuses » et « sciences profanes » opérée par l’Islam institutionnel il y a 600 ans, et qui a débouché sur l’enseignement islamique tel que nous le connaissons aujourd’hui, limité à FiqhHadithSîraTafsîr. Avant cela, l’Histoire chez les auteurs musulmans constituait le fondement d’une réflexion plus large sur le phénomène de « pouvoir » que nous appellerions dans un langage moderne « sciences politiques ».

Ibn Khaldoun étudie l’histoire pour en tirer des lois générales sur le développement des sociétés humaines. En cela, il était dans le prolongement de la méthodologie coranique, puisque l’évocation de l’histoire des prophètes et des nations anciennes a systématiquement pour fonction d’éclairer sur des lois universelles qui s’appliquent à toutes les époques.

Sous les califats omeyyade et abbasside, les jeunes princes étaient initiés à l’« histoire des rois et des nations », non pas par pure curiosité, mais tout simplement pour apprendre le métier de dirigeant en tirant profit de l’expérience des Etats et des souverains passés. C’est dans cet esprit également que les grands auteurs comme Tabarî (tarîkh al-rusul wal-umam) ou Ibn al-Jawzî (tarîkh al-mulûk wal- umam) rédigeaient des chroniques historiques universelles. C’est précisément cette méthodologie qui donnait à l’Histoire un rôle pratique que nous souhaitons exhumer avec nos publications.

Enfin, une autre raison de la dévaluation des sciences humaines en Occident est qu’elles ne seraient pas des sciences « exactes ». Contrairement à la physique, aux mathématiques et autres disciplines scientifiques, il n’existerait pas des lois sociales, politiques et historiques fixes et donc prévisibles. Les relations humaines et leur évolution à travers le temps seraient aléatoires et ne permettraient pas la fondation d’une connaissance sûre. Les sciences humaines appelées à ce titre  « sciences molles » seraient donc inférieures aux sciences physiques. C’est un point complexe que je préfère traiter dans un article à part.


A. Soleiman al-Kaabi

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