La Sunna historique de la succession (khilafat)
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Pour contester le califat d’Adam, les anges et Iblîs ont invoqué l’infériorité de l’homme et l’inégalité fondamentale entre ces deux types d’espèces : pourquoi arracher la gouvernance à des espèces célestes pour l’offrir à une espèce terrestre et animale, dont les congénères ont prouvé par le passé leur incompétence ?
En réalité, ce verset 30 {J’établirai sur la Terre un « successeur »} décrit pour la première fois un schéma historique qui se répète par la suite dans le Coran : la rivalité entre deux races pour la suprématie, l’une est supérieure matériellement et « civilisationnellement » à l’autre, mais Dieu octroie le pouvoir à la plus faible des deux. C’est le cas notamment dans les nombreux passages consacrés au conflit entre Moïse et Pharaon : les Égyptiens sont un peuple avancé sur les plans techniques, politiques et économiques, mais ils sont païens. Face à eux, les tribus d’Israël sont faibles et arriérées matériellement, mais alliées à Dieu.
Le Coran met clairement en parallèle l’orgueil de Pharaon et des Égyptiens vis-à-vis des Hébreux, avec celui d’Iblîs vis-à-vis d’Adam, car l’évocation d’Adam est systématiquement accompagnée dans la même sourate de l’histoire du peuple hébreu. Comme les Égyptiens étaient à cette époque un peuple hégémonique possédant une puissance sans égal, ils se considéraient comme supérieurs même sur le plan moral et le modèle de société :
{Ils dirent ce sont deux sorciers [Moïse et Aaron] : ils veulent vous expulser de votre pays et mettre un terme à votre mode de vie exemplaire} (Coran 20.63)
{قَالُوا إِنْ هَذَانِ لَسَاحِرَانِ يُرِيدَانِ أَن يُخْرِجَاكُم مِّنْ أَرْضِكُم بِسِحْرِهِمَا وَيَذْهَبَا بِطَرِيقَتِكُمُ الْمُثْلَى }
A ces moments clefs de l’Histoire, quand un peuple atteint un très haut niveau de développement civilisationnel et qu’il en retire un sentiment d’orgueil, Dieu transfère cette puissance à une race concurrente faible et méprisée par la première. Cette Sunna est magistralement énoncée dans ce verset de la sourate 28 :
{Pharaon s’enorgueillit sur la Terre, divisant ses habitants en factions et en rabaissant l’une d’elle (…) il était du nombre des iniques * Or, Nous voulons [à l’intemporel] favoriser les faibles sur la Terre, faire d’eux des guides (imâm) et faire d’eux les héritiers [de la puissance] * ainsi que leur offrir la préséance sur la Terre} (Coran 28.4-6)
نَّ فِرْعَوْنَ عَلا فِي الأَرْضِ وَجَعَلَ أَهْلَهَا شِيَعًا يَسْتَضْعِفُ طَائِفَةً مِّنْهُمْ يُذَبِّحُ أَبْنَاءَهُمْ وَيَسْتَحْيِي نِسَاءهُمْ إِنَّهُ كَانَ مِنَ الْمُفْسِدِينَ }
{وَنُرِيدُ أَن نَّمُنَّ عَلَى الَّذِينَ اسْتُضْعِفُوا فِي الأَرْضِ وَنَجْعَلَهُمْ أَئِمَّةً وَنَجْعَلَهُمُ الْوَارِثِين وَنُمَكِّنَ لَهُمْ فِي الأَرْضِ
Les versets 5 et 6 conjugués à l’intemporel énoncent une règle : au moment où un pouvoir hégémonique devient trop fort et que les détenteurs de ce pouvoir penchent vers l’orgueil et la satisfaction de soi, Dieu intervient pour « transférer » leur pouvoir vers un autre. Cela implique de transformer le peuple dominé en peuple fort, lui donner la mission de guider, orienter le monde (la fonction d’imâm : verset 5), d’hériter de la puissance pour remplacer ainsi le peuple précédent.
Cette Loi nous apprend que Dieu brise systématiquement le paradigme historique en vigueur pour offrir le pouvoir hégémonique à un nouveau peuple ; c’est ce changement de paradigme qui est désigné sous le terme de khilafat ou succession. Or, le Califat d’Adam entre incontestablement dans le cadre de cette Loi.
Au moment où ces créatures non-terrestres, anges et djinns, ont atteint un haut niveau decivilisation et de puissance et qu’elles en ont retiré la conviction qu’elles étaient naturellement supérieures aux créatures terrestres, Dieu les a remplacées par une espèce terrestre, les humains, à qui Il a confié le pouvoir. En transférant ainsi la suprématie de créatures célestes (anges et djinns) vers une espèce inférieure corporellement mais supérieure mentalement (l’humain), Il a instauré une Sunna, un acte fondateur, un précédent historique, qui s’est répétée tout au long de l’Histoire.
De même, quand le pouvoir pharaonique perd ses dernières vertus morales, que la puissance qu’il a atteint le persuade de sa supériorité intrinsèque, Dieu donne au peuple hébreu soumis et méprisé les vertus en la personne de Moïse et la croyance au Dieu unique et promet à ce peuple d’hériter la puissance des Égyptiens et les remplacer dans la gouvernance. Moïse, leur prophète, leur promet alors la « succession » et l’ « héritage » de la puissance terrestre, tel que rapporté dans la sourate 7 qui est d’ailleurs entièrement consacrée au thème du khilafa :
{Il dit : « peut-être que votre Seigneur détruira votre ennemi et vous fera succéder (astakhlafa) à lui sur la Terre, afin de voir comment vous agirez} (Coran 7.129)
{قَالُواْ أُوذِينَا مِن قَبْلِ أَن تَأْتِيَنَا وَمِن بَعْدِ مَا جِئْتَنَا قَالَ عَسَى رَبُّكُمْ أَن يُهْلِكَ عَدُوَّكُمْ وَيَسْتَخْلِفَكُمْ فِي الأَرْض فَيَنظُرَ كَيْفَ تَعْمَلُونَ }
Effectivement, après la défaite de Pharaon et de ses armées, alors que l’Égypte décline, les Hébreux héritent de la prééminence politique des Égyptiens et fondent quelques générations plus tard le royaume d’Israël qui obtiendra sous le règne de Salomon (Sulaymân) le statut de superpuissance.
Puis 1500 ans après Salomon, alors que Perses et Byzantins se partageaient la suprématie mondiale et s’enorgueillissaient de leur puissance, Dieu plaça la révélation ,coranique, les vertus et les ferments de la civilisation dans un peuple méprisé de tous du fait de son mode de vie nomade et de son arriération politique et technique : les Arabes.
En une génération, ces derniers héritaient littéralement de la puissance de Byzance et des Perses, ce qui poussera le général Sa’d Ibn Abî Waqqâs, en triomphant des Perses, à réciter les versets du Coran qui relatent le transfert de richesses des Egyptiens vers les Hébreux[1], démontrant ainsi que les compagnons du Prophète étaient parfaitement conscients de cette Loi historique (Sunna) :
{Combien de jardins et de sources ont-ils abandonnés ? de cultures et de terrasses somptueuses * des demeures où ils séjournaient en tout bonheur * Tout cela, Nous l’avons donné en héritage à un autre peuple} (Coran 44.25-28)
{كَمْ تَرَكُوا مِن جَنَّاتٍ وَعُيُونٍ وَزُرُوعٍ وَمَقَامٍ كَرِيمٍ وَنَعْمَةٍ كَانُوا فِيهَا فَاكِهِينَ كَذَلِكَ وَأَوْرَثْنَاهَا قَوْمًا آخَرِينَ}
Enfin de nos jours, on constate que la situation est analogue : le sentiment de supériorité de l’Occident vis à- vis des Musulmans est inspiré par le même aveuglement que celui d’Iblîs ou de Pharaon.
Comme ce dernier, ils pensent défendre {un mode de vie exemplaire} (Coran 20.63) menacé par des musulmans barbares et arriérés. Leur supériorité matérielle, technologique, leur « réussite » en termes de domination et d’influence sur le monde, serait la preuve de leur supériorité idéologique et morale et leur légitimité à diffuser mondialement leur modèle de société et leurs « valeurs », alors que les Musulmans représentent selon eux l’exact contraire. Aujourd’hui les Musulmans sont à l’Occident ce que les Hébreux étaient à Pharaon. Nul doute que le résultat sera encore le même.
Ce phénomène a déjà été analysé par Ibn Khaldoun dans sa théorie des dynasties. Il explique qu’on voit systématiquement un peuple fort s’élever grâce à ses vertus, gagner en force, en conquête et en influence sur des peuples inférieurs qui ne détiennent pas ses vertus. Mais de génération en génération, le fort perd les vertus qui étaient à l’origine de sa force mais conserve les attributs extérieurs du pouvoir et le prestige passé, tandis que le faible qui a vécu jusque-là dans son ombre et sous sa domination a appris de lui les vertus et se les est appropriées. A la fin de ce processus de transfert des vertus, il se produit une opposition entre intérieur et extérieur, entre la réalité du pouvoir et le statut officiel.
Cette opposition est incarnée par les deux peuples : l’un possède la puissance extérieure sans les vertus, et l’autre possède les vertus mais demeure considéré comme inférieur et arriéré. Le premier désirant conserver son statut entre en conflit avec le second, et c’est ce dernier qui triomphe, permettant de faire concorder de nouveau la réalité interne avec la reconnaissance extérieure.
On comprend de la sorte toute la valeur salvatrice et réformatrice de la Guerre, qui met un terme au règne déclinant d’une race qui a perdu la vertu, mais conserve la domination et les attributs extérieurs de puissance, comme évoqué ici dans le Coran, au sujet justement de la victoire de David et l’établissement du royaume d’Israël qui a consacré le « Califat » des Hébreux succédant aux Égyptiens :
{Ils les vainquirent par la permission de Dieu et David tua Goliath, et Dieu lui offrit la royauté et la sagesse, et lui enseigna ce qu’Il désira. Or, si Dieu ne repoussait pas les hommes les uns par les autres [par la guerre] la Terre serait emplie de corruption (…)} (Coran 2.251)
{فَهَزَمُوهُم بِإِذْنِ اللَّهِ وَقَتَلَ دَاوُدُ جَالُوتَ وَآتَاهُ اللَّهُ الْمُلْكَ وَالْحِكْمَةَ وَعَلَّمَهُ مِمَّا يَشَاء وَلَوْلاَ دَفْعُ اللَّهِ النَّاسَ بَعْضَهُمْ بِبَعْضٍ لَّفَسَدَتِ الأَرْضُ }
Grâce à la guerre, un peuple nouveau et vertueux « remplace » le précédent, pour faire coïncider, de nouveau, puissance et vertu.
A. Soleiman al-Kaabi
Extrait du livre « Le califat d’Adam, essai sur la temporalité coranique », p.45 à p.51
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[1] http://islamstory.com/ar/
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