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Le contractualisme musulman [Extrait HPI]

Le contractualisme musulman [Extrait HPI]

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La communauté musulmane est formée à partir d’un pacte social contracté entre les représentants de clans ayant embrassé l’islam, tandis que la société médinoise est créée à partir d’un pacte social entre cette communauté musulmane et les autres communautés religieuses. On remarque aussi que le droit islamique, bien que révélé, ne devient effectif qu’à la suite de ce traité de Médine agréé par les divers représentants de la société, ce qui implique une distinction nette entre légitimité et légalité.

En effet, les croyants considèrent la loi divine comme légitime en tout temps et tous lieux, mais elle ne devient applicable et légale qu’à partir du moment où un pacte écrit et signé par les représentants de la société est conclu. C’est-à-dire que le droit révélé ne devient pas automatiquement effectif, mais nécessite un pacte entre des humains pour l’accepter et le rendre légal.

De plus, contrairement au droit païen qui était coutumier, oral et informel, le droit musulman était écrit, codifié et effectif en vertu d’un contrat passé entre les hommes.Si on remonte plus loin, on remarque que le Prophète (ﷺ) faisait systématiquement précéder la création d’un système politique par une charte écrite ou un contrat. Ainsi, avant de donner une réalité concrète à la communauté politique musulmane avec le déplacement massif des musulmans vers Yathrib, le Prophète (ﷺ) lui avait donné une forme contractuelle et théorique avec le serment d’’Aqaba, où les Ansâr lui avaient solennellement prêté allégeance et avaient promis de respecter plusieurs engagements.

Après le traité de Médine, dès que la Cité médinoise étendra son pouvoir sur d’autres villes et tribus d’Arabie, le Prophète (ﷺ) fera toujours officialiser et réglementer les relations entre l’Etat médinois via des traités écrits.

Il apparaît plus généralement que l’Islam considère que toute forme d’organisation sociale complexe, de pouvoir et de relations entre des entités doit être régie par des pactes (‘ahd) et autres  traités (mîthâq). Le Coran définit même le pouvoir d’Allah sur les hommes de manière contractuelle, en mentionnant de nombreux « pactes » entre les Hommes et Allah, que ce soit avant la création entre les âmes et leur Créateur (Coran 7.172), entre les prophètes et Dieu :

{Allah reçut un jour l’engagement des prophètes en leur disant : « (…) lorsqu’un nouveau prophète viendra vous confirmer ce que vous savez déjà croyez en lui et prêtez-lui votre entier concours et Allah insista : « y consentez-vous ? En assumerez-vous la responsabilité ? » ; « Nous y consentons répondirent-ils, et Allah de conclure : « soyez-en témoins, J’en témoigne de même »} (Coran 3.81)

{وَإِذْ أَخَذَ اللَّهُ مِيثَاقَ النَّبِيِّينَ لَمَا آتَيْتُكُم مِّن كِتَابٍ وَحِكْمَةٍ ثُمَّ جَاءَكُمْ رَسُولٌ مُّصَدِّقٌ لِّمَا مَعَكُمْ لَتُؤْمِنُنَّ بِهِ وَلَتَنصُرُنَّهُ قَالَ أَأَقْرَرْتُمْ وَأَخَذْتُمْ عَلَى ذَلِكُمْ إِصْرِي قَالُوا أَقْرَرْنَا قَالَ فَاشْهَدُوا وَأَنَا مَعَكُم مِّنَ الشَّاهِدِينَ

Ou entre les fils d’Israël et Dieu :

{Nous avons fait prendre aux fils d’Israël l’engagement de n’adorer que Dieu, d’être bon envers leurs pères et mères, leurs proches, les orphelins et les pauvres (….)} (Coran 2.83)

{وَإِذْ أَخَذْنَا مِيثَاقَ بَنِي إِسْرَائِيلَ لَا تَعْبُدُونَ إِلَّا اللَّهَ وَبِالْوَالِدَيْنِ إِحْسَانًا وَذِي الْقُرْبَى وَالْيَتَامَى وَالْمَسَاكِينِ }

Chaque fois, Allah impose aux hommes le respect de clauses en échange d’une récompense, qu’il s’agisse de la victoire sur les ennemis ou du Paradis, selon des conditions similaires à celles que Hobbes décrit dans son analyse du « contrat »[1]. C’est d’ailleurs par transposition de ces pactes divins, que Hobbes, fondateur du contractualisme européen, parlait du « dieu mortel » pour qualifier l’État, puisque sa doctrine substitue au pacte entre les Hommes et Dieu, le pacte entre les Hommes et l’État (qui est là pour les protéger)[2]

Les singularités du contractualisme musulman

Toute la philosophie politique occidentale actuelle repose sur les théories du contrat social, développées par Hobbes, puis par John Locke et Rousseau en France. Selon la philosophie contractualiste, la collectivité humaine est le fruit d’un pacte entre des individus totalement libres, qui décident de mettre un terme à l’ « état de guerre » qui les oppose en proclamant un pacte par lequel ils remettent l’ensemble du pouvoir entre les mains de l’Etat.

Pour la plupart des philosophes européens, il ne peut donc exister d’entité sociale sans pacte, et de ce fait la situation des hommes avant ce pacte se caractérise par la prédation et la « guerre de tous contre tous ». Dans le Léviathan, Thomas Hobbes imagine ainsi un monde primitif livré à un état de guerre interindividuelle :

Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu’on appelle guerre, et cette guerre est telle qu’elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l’acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue. (…) Par conséquent, tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront[3].

Quant au philosophe John Locke, il affirme que dans cet « état de nature » les individus vivaient de manière totalement libre et autonome, et n’étaient soumis à aucun pouvoir et à aucune collectivité :

Il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur plait, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos[4].

Pour Rousseau, la famille existe bel et bien dans cet état de nature. Cependant, les enfants se libérant de l’autorité paternelle à l’âge adulte, les individus sont de fait indépendants de tout pouvoir et de toute collectivité :

La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissancequ’ilsdevoient au père, le père, exempt des soins qu’ildevoit aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance[5].

Selon cette philosophie, seul le pacte social entre ces individus permet la naissance d’une collectivité humaine, comme le conclut ici Rousseau :

Restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes[6].

Ainsi, pour les constitutionnalistes français des Lumières, la constitution incarnait un renouvellement du pacte originaire qui a fondé la collectivité :

La notion classique de constitution prend son origine dans les doctrines du contrat social présentes dès le XVIe siècle et dominantes au XVIIIe siècle, qui faisaient remonter l’établissement de la société civile à un pacte social originel. Dans cette optique, la constitution apparaît comme la confirmation ou le renouvellement de ce pacte[7].

Pour tous ces auteurs, ce sont les individus qui sont les acteurs du pacte social. Le contractualisme européen est donc profondément « individualiste », dans la mesure où il présente les conventions comme des textes rédigé par le « peuple ». C’est ainsi que les déclarations et constitutions françaises sont proclamées au nom du peuple français ou de ses « représentants » :

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics (…) (Déclaration des droits de l’homme de 1789)

Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale (…) (Préambule de la constitution de 1958)

Le contractualisme musulman a en commun avec la vision européenne l’idée que ce sont des contrats sociaux qui donnent naissance à des entités politiques complexes et qui rendent légitime un ordre politique, juridique. Mais au-delà de ce point commun, les deux doctrines divergent profondément sur plusieurs points :

 - 1/ L’Islam ne reconnaît pas d’ « état de nature », car l’homme n’a jamais vécu de manière isolée et individuelle, mais toujours à l’intérieur de groupes fusionnels qu’ils soient familiaux, claniques ou religieux. Seules les « sociétés », c’est-à-dire les regroupements de communautés, nécessitent un pacte social pour harmoniser les relations entre ces groupes qui divergent en termes d’intérêts et de valeurs.

L’Islam se représente donc le monde humain comme se composant initialement de communautés fusionnelles : des groupes ethniques (shu’ûb)[8] et des tribus (qabâ-il), ainsi que l’affirme le Coran :

{Nous avons fait de vous des peuples et des tribus (…)} (Coran 49.13)

{وَجَعَلْنَاكُمْ شُعُوبًا وَقَبَائِلَ }

Le Coran ne reconnaissait ici que des « factions », de clans et de groupes d’intérêt ou ethniques qui représentent la forme la plus primitive de collectivité humaine. La situation avant le pacte social se caractérise par un ensemble de groupes fusionnels qui existent de manière antérieure et encadrent l’individu.

Dans cet état primitif, il n’est nul besoin de recourir à un contrat social car les individus y sont liés par l’amour réciproque du semblable, l’intérêt de survie, voire la croyance et les valeurs communes pour les entités les plus évoluées capables de faire abstraction de l’appartenance ethnique.

Cette vision se retrouvera chez tous les auteurs musulmans sous la devise : « l’homme vis naturellement en groupe »[9] et sous l’idée que les « factions » (appelées généralement tâifa ou fîa) assument le pouvoir dans une société, comme l’affirme ici Ibn Taymiyya :

Les intérêts terrestres et célestes des fils d’Adam ne peuvent être réalisés que par la vie en société (ijtimâ’), l’entraide et le secours mutuel. L’entraide et le secours mutuel permettent de garantir leurs intérêts, tandis que le secours mutuel permet de repousser les menaces. C’est pour cela que l’on dit : « l’homme vit naturellement en groupe », car lorsqu’ils s’unissent, les hommes sont contraints d’accomplir certains actes pour réaliser leurs intérêts et d’autres pour prévenir des désagréments. Ils doivent alors obéir à un chef, afin d’atteindre ces finalités (…). Tous les fils d’Adam ont donc besoin d’une « faction » (tâifa) qui donnera des ordres et prononcera des interdits[10].

Pour des raisons similaires, l’Islam ne reconnait pas d’« état de guerre » entre les individus, mais seulement entre les groupes, ce qui correspond à un « état de guerre international »[11]. C’était exactement la situation des Arabes avant l’Islam : ils étaient divisés en tribus et clans qui se livraient régulièrement à des guerres longues et sanglantes, sans qu’il n’existe d’autorité politique supérieure en Arabie pour réguler leurs relations.

 - 2/ En conséquence du premier point et contrairement à l’approche européenne, l’Islam considère la faction et non l’individu comme l’unité politique de base. Dans le traité de Médine, ce sont des factions déjà constituées, ici des clans, des tribus ou des communautés religieuses, qui sont invitées à s’unir autour d’un « traité » pour former une société plus large.

Le Coran donne l’exemple de la communauté musulmane dont le lien social est fondé sur une croyance partagée. Les deux tribus de Aws et de Khazraj ont mis fin à leurs guerres multi générationnelles à l’instant où elles ont adhéré à la foi musulmane, ainsi que le rappellera le Coran dans ce verset :

{Rappelez-vous lorsque vous étiez ennemis, qu’il a fusionné vos cœurs et que vous devîntes, par la grâce d’Allah, des frères} (Coran 3.103)

{وَاذْكُرُوا نِعْمَتَ اللَّهِ عَلَيْكُمْ إِذْ كُنتُمْ أَعْدَاءً فَأَلَّفَ بَيْنَ قُلُوبِكُمْ فَأَصْبَحْتُم بِنِعْمَتِهِ إِخْوَانًا }

En Islam, les factions, par la voix de leurs chefs, sont donc les véritables acteurs du contrat social, et conformément à cette vision, ce sont les représentants des clans et des communautés religieuses de Yathrib qui signèrent le traité, comme cela est clairement annoncé dans le préambule et dans plusieurs de ses articles :

« Voici le Texte (kitâb) établi par Muhammad, le Prophète, à l’adresse des croyants et musulmans parmi les Quraysh et les habitants de Yathrib, et à leurs affiliés qui se joignent à eux et combattent avec eux. »

Ce sont donc ces groupes, clans et communautés qui prennent la décision de s’agréger à un moment donné de l’histoire pour former une société plus large, en élaborant un pacte fondateur. Ainsi, dans le traité de Médine, il est manifeste que l’Islam ne renie pas l’existence des groupements, des clans arabes, des communautés religieuses, qui sont des entités qui ne résultent pas d’un pacte, mais d’une fusion.

 - 3/ Ce contrat social octroie le pouvoir à l’une des factions sur les autres du fait des valeurs et des vertus supérieures qui la caractérisent et la rendent aptes à assurer la médiation impartiale entre les autres factions.La faction qui prend le pouvoir se porte alors garante de l’ordre et de la justice en arbitrant entre les autres factions.

Dans le traité de Médine, les musulmans se distinguent des autres factions par des vertus fondamentales comme leur attachement au respect des pactes et engagement, par leur esprit de consensus qui légitime leur rôle d’arbitres dans les conflits, ou encore leur détermination à se battre pour défendre la Cité.

 - 4/ Enfin, la faction dirigeante a le devoir de faire régner la paix interne et externe. Elle doit assurer la protection de la collectivité contre les menaces internes (vol, meurtre) par l’institution de la justice, et contre les menaces externes (invasion, guerre), par une coalition des forces au sein d’une même armée. Du traité de Médine naissait effectivement une autorité politique unifiée surpassant les communautés, et dont les objectifs principaux étaient :

- La prévention des menaces intérieures en imposant des normes juridiques uniques pour trancher les différends et les crimes qui impliqueraient des membres de plusieurs communauté.

- La prévention des menaces extérieures en agrégeant les effectifs de tous ces clans en une seule force combattante, appelée à sécuriser la ville et ses environs, repousser des attaques ou des invasions étrangères, combattre l’agresseur de l’un des signataires.


 Contractualismes musulman et européen : points communs et divergences

Contractualisme musulman

Contractualisme européen

1/ Le monde est initialement est composé de factions ;

Le monde est initialement composé d’individus libres, se livrant une guerre permanente (« état de guerre » de Hobbes)

2/ Les représentants des factions s’unissent avec un Pacte social pour former une société plus complexe

Les individus primitifs signent le pacte social

3/ Ce pacte confère l’autorité à l’une des factions du fait de sa supériorité morale. Son rôle consiste essentiellement à arbitrer entre les diverses factions

Le pacte social crée une institution impersonnelle et neutre (l’Etat) qui assume le pouvoir et dépasse les individus

4/ La faction dirigeante a le devoir de faire régner la paix interne et externe

L’Etat a le devoir de faire régner la paix interne et externe

 


A.Soleiman Al-Kaabi
Extrait du livre « Histoire politique de l’islam – Tome 1 », p.441 à p.450

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[1] « La transmission mutuelle du droit est ce que les hommes appellent CONTRAT (…) De plus, l’un des contractants peut remplir sa part du contrat en livrant la chose, et laisser l’autre remplir la sienne à un moment ultérieur déterminé (…) ou bien les deux parties peuvent contracter maintenant et s’acquitter plus tard. Dans ces cas, celui qui doit s’acquitter dans un temps à venir, et à qui on fait confiance 2, est dit tenir sa promesse, être fidèle à sa parole, et, s’il ne s’acquitte pas, dans le cas où c’est volontaire, on dit qu’il viole sa parole. » (Léviathan Tome 1, p114-115).
[2] « C’est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. » ; Thomas Hobbes. Léviathan. Tome 2, p10
[3] Hobbes, Léviathan. Tome 1, p108.
[4] Locke, Traité du gouvernement civil. Chapitre II.
[5] Rousseau, Du contrat social. Livre I, Chapitre II.
[6] Ibid, Livre I, chapitre III.
[7] Pierre Pactet. Institutions politiques, Droit constitutionnel. Armand Colin. 2001. p65
[8] A notre époque, les Arabes utilisent à tort le mot sh’ab pour traduire la notion européenne de « Peuple », Le mot peuple qui vient du latin « plèbe » qui désigne les sujets face aux dirigeants, tandis que sh’ab, de par son étymologie, désigne une ramification de l’espèce humaine. Cette erreur de traduction est très révélatrice du niveau d’acculturation dont les Arabes sont victimes.
[9] ” الإنسان مدني بطبعه ” Cette expression était couramment employée par Ibn Taymiyya, puis par son élève Ibn Qayyim, avant d’être reprise par Ibn Khaldoun. Cette citation que l’on retrouve habituellement dans la littérature arabophone paraphrase la célèbre sentence d’Aristote dans La Politique : « l’homme est un animal politique ». Cela signifie que la philosophie grecque admettait
[10] Ibn Taymiyya. Al-Hisbafî al-Islâm. P7.
[11] Ce concept de « état de guerre international » est évoqué par Hobbes, puis par Montesquieu, avant d’être popularisé dans les théories des relations internationales au XXe siècle.

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