La lettre palmyrienne – Présentation de l’ouvrage 1/2
Ceci est la présentation du livre d’Ibn Taymiyya intitulé “Tadmuryya” (lettre palmyrienne) par le traducteur
Aux vues de la grande complexité de ces deux épîtres, il nous est apparu fort utile d’apporter un résumé succinct pour présenter les différentes parties du texte d’Ibn Taymiyya et offrir une vision générale sans mentionner les détails et les innombrables digressions qui font la spécificité des ouvrages de Shaykh al-Islâm.
[...]
Ibn Taymiyya introduit son livre par la distinction entre langage informatif et langage performatif, qui justifie la division de son livre en deux épîtres. C’est-à-dire que la Révélation se divise en « informations » (l’Au-delà, l’origine de l’homme et son devenir, les nations passées, etc.) et « commandements » (les prières, le Hajj, etc.).
En conséquence, l’unicité divine ou tawhîd est elle-même soumise à cette distinction : il existe un tawhîd informatif et un tawhîd performatif. Concernant les informations, le croyant doit reconnaitre l’ensemble des descriptifs d’Allah contenus dans le Coran et la Sunna, et concernant l’action, il doit reconnaitre la prédestination de ses actes sans pour autant se départir de sa responsabilité. Les tendances déviantes de l’Islam ont donc le tort, selon lui, de contrevenir au tawhîd dans ces deux aspects.
I/ PREMIERE EPITRE
Il introduit la première épitre en rappelant cette règle évidente qui l’oppose à toutes les tendances abstractionnistes et négatrices des attributs divins :
Le croyant doit reconnaitre toutes les informations que le Coran et la Sunna délivrent au sujet d’Allah, que ce soit sur le mode affirmatif ou négatif.
Par affirmatif, Ibn Taymiyya entend les informations qui décrivent les noms ou les attributs d’Allah comme la toute-puissance, l’omniscience, etc. Par négatif, il entend les réfutations des descriptions païennes et blasphématoires. Par exemple, le Coran informe qu’Allah « n’est pas soumis à la fatigue et au sommeil », ce qui vient contredire les textes judaïques où il est affirmé que « Dieu s’est reposé le septième jour après la création » (Genèse 2:2).
Ibn Taymiyya précise aussi que si les attributs affirmatifs ne sont pas tous enseignés, car certains demeurent du domaine du Mystère, en revanche les descriptifs blasphématoires sont rejetés en totalité par le Coran qui a pour fonction de mettre un terme aux croyances idolâtriques. Il dénonce ensuite les opposants à cette doctrine qu’il classe en trois grandes familles :
1) Les courants ésotéristes musulmans : qarmates, batinistes, ismaéliens, etc. ;
2) Les philosophes : il dénonce précisément la doctrine d’Avicenne ;
3) Les rationalistes ou ahl al-kalâm : il vise les mutazilites, mais inclut dans sa critique les acharites et les autres courants rationalistes.
Il débute la critique de tous ces courants qui renient les noms et attributs divins, en contestant ce qu’il identifie comme étant la base commune à toutes leurs croyances : « la théorie des idées ». En effet, l’argument central de tous les abstractionnistes pour renier les attributs divins est le fait que ces noms ou actions peuvent également être attribués à des êtres créés. Sous l’influence de la théorie philosophique de Platon, ils considèrent que les mots et les idées ont une existence propre et autonome, supérieure même à la réalité matérielle.
Attribuer à Dieu un qualificatif (ex : ‘Âlim, « doué de savoir ») qui s’applique par ailleurs à un mortel, constitue selon eux, une forme d’association et de comparaison abusive entre les deux êtres. Ibn Taymiyya réfute l’existence réelle des idées et des concepts qu’il définit comme de simples constructions de l’esprit sans réalité propre. Le fait d’attribuer un même mot à deux êtres n’implique donc aucun lien effectif et aucune similarité.
De ce fait : affirmer qu’Allah est doté de savoir et qu’un humain est doté de savoir n’implique nullement de comparaison et d’équivalence entre les deux. D’ailleurs, la révélation coranique utilise de nombreux noms et attributs qui s’appliquent à la fois au divin et à l’humain, sans que cela n’implique la moindre ressemblance ou comparaison entre eux. Il conclut cette introduction en soulignant l’impérieuse nécessité de définir des règles générales qui permettraient de trancher le débat avec les courants rationalistes.
1.0 Les deux principes
Dans le premier chapitre, Ibn Taymiyya dévoile deux principes fondamentaux qui permettent de démontrer toute la fausseté des thèses adverses
1.1 Le principe de réciprocité
Ce premier principe vise à réfuter la thèse des acharites qui représentent la faction la plus modérée des rationalistes musulmans. Ces derniers reconnaissent une partie des noms et attributs divins et affirment que les autres doivent être compris selon un sens uniquement métaphorique. Ibn Taymiyya leur rétorque que si on juge qu’il y a « anthropomorphisme » à attribuer à Allah les attributs de colère, de satisfaction, etc. il en est de même pour les attributs qu’ils reconnaissent selon leur sens propre :
Nous lui répondons : « il n’y a aucune différence entre [les attributs] que tu réfutes et ceux que tu reconnais, car ce qui s’applique à l’un s’applique à l’autre. En effet, si tu prétends que la volonté divine est similaire à la volonté des hommes, il en est de même pour les qualités d’amour, de satisfaction et de colère. Dans ce cas, tu commettrais [selon ton raisonnement] une forme de comparationnisme entre Allah et la création ».
Il retourne ensuite ce principe de réciprocité contre les mutazilites qui reconnaissent les noms (ex : savant) sans les attributs qui leur sont associés (ex : science). Il explique que les raisonnements qui les poussent à rejeter les attributs en considérant qu’il s’agit d’anthropomorphisme, devraient être étendus en toute logique aux noms divins, ce qui les amènerait à renier en totalité les descriptions d’Allah contenues dans la révélation. Enfin, il s’attaque « aux négateurs extrémistes » qui rejettent et les noms et les attributs divins.
Ces courants ésotéristes et philosophiques définissent Dieu comme un concept parfaitement abstrait, dépourvu de toute spécificité. Ces derniers considèrent qu’attribuer au divin la moindre qualité revient à le comparer aux êtres créés. Ibn Taymiyya leur rétorque, qu’en vertu du principe de réciprocité, le Dieu abstrait qu’ils décrivent est similaire aux concepts inexistants. Il conclut ce point en montrant que les mots et les concepts communs, loin d’entrainer une similarité entre Dieu et les hommes, sont en réalité spécifiques à l’un ou à l’autre sans qu’il y ait la moindre équivalence :
Tout nom ou attribut que nous reconnaissons à Allah entraine forcément un point commun qui crée une connivence linguistique entre les qualifiés. Sans cela, le discours [révélé] nous serait incompréhensible. Mais nous savons que ce qui est spécifique à Allah et qui Le distingue de sa création est bien plus grand que notre conscience et notre imagination ne peuvent le concevoir.
1.2 La question de l’Essence
Le deuxième principe fondamental enseigne que l’Essence divine nous est totalement inconnue. Ne connaissant pas réellement Dieu, nous ne pouvons connaitre la nature de Ses attributs. La position juste revendiquée par Ibn Taymiyya dans la droite lignée de l’imam Mâlik et des anciens, consiste à s’abstenir de concevoir le « comment », contrairement aux rationalistes qui échafaudent des théories métaphysiques comme si l’Essence divine était accessible à l’examen de la raison et qu’elle pouvait être comparée à ce qui est connu dans le monde phénoménal. Il résume ce principe avec ce débat imaginaire :
-« Comment Dieu descend-Il dans le ciel inférieur ? »
Nous rétorquons au questionneur :
-« Comment est Dieu ? »
Il répondra :
-« Je l’ignore ! »
Alors Nous disons :
-« Nous aussi, nous ignorons comment Il descend ! Puisque la connaissance intrinsèque d’un qualifiant, implique une connaissance intrinsèque de son qualifié. Car le qualifiant dépend et découle du qualifié. Comment peux-tu m’interroger sur la nature des attributs divins comme l’ouïe, la vue, la parole, l’établissement [sur le Trône] et la descente, alors que toi-même tu ignores la nature de Dieu ?! »
Par ce principe, Ibn Taymiyya retourne indirectement l’accusation d’anthropomorphisme contre ses adversaires rationalistes, tout en récusant la capacité de l’humain à concevoir la réalité divine par sa simple raison, car la raison ne pouvant opérer que sur la base de choses connues. C’est dans ce sens qu’on a dit qu’Ibn Taymiyya a précédé Kant de plusieurs siècles dans sa « critique de la raison pure ».
Ibn Taymiyya affirme que la connaissance produite par la raison est inséparable de l’expérience. Or, puisque tous les sujets qui touchent à l’Au-delà, telle la question des attributs divins, échappent à l’expérience humaine, alors seul le savoir révélé est apte à les traiter. C’est exactement le même raisonnement qu’Emmanuel Kant développera bien des siècles plus tard, mais à des fins idéologiques bien différentes…
2.0 Les deux exemples
Dans le second chapitre, Ibn Taymiyya illustre ces deux principes avec deux exemples : les objets du Paradis et l’âme.
2.1 Les objets du Paradis
En rappelant la réflexion d’Ibn ‘Abbâs qui disait que « les choses de cette existence terrestre n’ont en commun avec les choses du Paradis, que le nom ! », l’auteur remarque que la révélation donne à certains objets du Paradis des noms semblables à des objets connus en ce bas-monde, sans qu’il n’y ait de similitude entre les deux. Le Coran évoque ainsi les « verres » du Paradis, des fleuves, de l’eau, des fruits, etc. sans qu’il n’y ait la moindre similarité avec les objets de la vie terrestre :
Ainsi, toutes ces choses réelles dont Allah nous a parlées peuvent avoir le même nom que ce qui compose notre monde, mais ne leur sont en rien comparables.
Pour les mêmes raisons, Allah partage avec les hommes certains noms et concepts (savoir, colère, etc.) sans qu’il n’y ait la moindre similarité entre eux, ni entre leurs attributs. Plus encore, les attributs de perfection et les qualités dont sont parés les êtres créés, Allah est plus en droit d’en être qualifié, en vertu du principe de l’{Exemple suprême} (Coran 60.16)
On applique envers Lui le principe de l’{Exemple suprême} qui consiste à considérer que toute qualité attribuée à un être, revient à Allah en priorité. Et que tout défaut dont un être est exempté, Allah doit en être exempté en priorité.
Avec ce raisonnement, Ibn Taymiyya renverse l’accusation d’anthropomorphisme car ce n’est pas Dieu qui ressemble à l’homme, mais ce sont les êtres créés qui partagent avec le Créateur une qualité particulière, bien que cette qualité n’ait pas les mêmes implications quand elle est attribuée à l’Un ou aux autres.
2.2 L’âme
L’exemple de l’âme lui permet ensuite d’illustrer sa doctrine sur la nature de l’Essence. En effet, philosophes et rationalistes ont tendance à « dépouiller » l’âme de ses attributs et descriptions contenus dans la révélation, de la même manière qu’ils le font pour décrire le divin. Alors que les hadiths décrivent l’âme comme un « corps » localisable dans l’espace, qui se meut et qui est dotée d’une conscience, les rationalistes la réduisent à un simple concept. Or, définir l’âme est impossible car la raison humaine ne peut concevoir que ce qu’elle connait déjà par les sens :
On ne peut connaitre réellement une chose qu’après avoir appréhendé cette chose par l’expérience ou appréhendé quelque chose qui lui est analogue.
Le fait d’attribuer à l’âme ou à Dieu des qualificatifs communs avec des êtres créés et visibles, n’implique donc aucune similarité, mais uniquement un lien linguistique :
Comme l’âme est qualifiée selon ces attributs [capacité d’entendre, de voir, s’élever, descendre…] sans pour autant ressembler ou se rapprocher des choses que nous connaissons, le Créateur est alors plus en droit [que l’âme] de ne pas être assimilé aux êtres créés tout en étant décrit selon les noms et attributs qui Lui reviennent.
3.0 Les sept règles à retenir
Pour parachever son argumentaire, Ibn Taymiyya énonce sept règles linguistiques, qui permettent de comprendre l’erreur des tendances rationalistes et métaphoristes. Ces sept règles permettent d’échafauder une véritable théorie du langage
3.1 Distinguer l’affirmatif du négatif
Les descriptifs « négatifs » contenus dans le Coran, sont en réalité des éloges. Par exemple, le Coran récuse l’idée qu’Allah soit sujet à la fatigue ou au sommeil. Mais cette négation de la fatigue et du sommeil est en réalité l’affirmation de sa toute-puissance. De même, le Coran affirme que {les regards ne peuvent Le cerner} (Coran 6.103) : la phrase est négative, mais elle « affirme » implicitement la grandeur absolue d’Allah, car Il ne peut être cerné des regards.
Inversement, la négativité des rationalistes n’est pas élogieuse à l’égard du divin, mais blasphématoire. Les rationalistes pensent qu’en récusant à Allah toute spécificité et en le décrivant comme un être abstrait totalement impersonnel, ils Le placent au dessus des êtres créés. Pour Ibn Taymiyya, l’abstractionnisme revient en réalité à classer Dieu dans la catégorie logique des inertes, inachevés voire inexistants.
3.2 Distinguer les différents sens des mots
Cette deuxième règle correspond au célèbre principe de théorie du droit musulman, selon lequel « les terminologies ne doivent pas être l’objet de querelles ». C’est-à-dire qu’on ne peut reprocher à quelqu’un les termes qu’il emploie, mais uniquement le fond de son argumentaire et le sens précis qu’il donne aux termes employés
Il n’appartient à personne d’utiliser ou rejeter une terminologie (lafzh) ou de suivre ou renier la terminologie d’un tiers, avant d’avoir déterminé son sens voulu. S’il entend par ce mot un sens véridique, il doit être accepté, mais s’il entend par là un sens faux, il doit être récusé.
Mais l’auteur va plus loin : même quand des tendances déviantes utilisent certains concepts, il ne faut pas rejeter catégoriquement ces concepts avant d’avoir déterminé et exposé la part de vérité qu’ils contiennent. Car finalement aucun concept n’est absolument faux, ce n’est que son utilisation qui est frauduleuse. Ibn Taymiyya illustre cette règle avec le concept de « direction » (jiha) forgé par certains rationalistes pour récuser le hadith où le Prophète (صلّى الله عليه و سلّم) demandant à une servante « où est Allah ? », cette dernière pointa son index vers le ciel.
Les rationalistes affirment qu’il est interdit de pointer l’index vers le ciel pour désigner Allah, car ce serait Lui assigner une « direction » dans l’espace. Ce concept a donc une part de vérité, si on entend récuser les thèses réellement anthropomorphistes et panthéistes qui affirment que Dieu est situé « quelque part » dans le monde. En revanche, ce concept est invalide quand il s’agit de récuser qu’Allah est « au-dessus du monde » :
A celui qui dit « Allah est dans telle direction ! » nous lui répondons : que veux-tu dire par là ? Qu’Allah est au-delà du monde, ou bien qu’Il est situé quelque part dans la création ? La première conception est véridique, mais la seconde est fausse.
3.3 Le sens apparent
Avec cette troisième règle, Ibn Taymiyya s’attaque de front au métaphorisme des philosophes, des rationalistes et des ésotéristes qui considèrent que les versets du Coran qui décrivent Allah doivent être compris selon un sens purement allégorique, car leur sens premier est, selon eux, blasphématoire. Ils imposent donc une distinction entre « sens apparent » et « sens profond ».
Pour Ibn Taymiyya, il est intolérable de considérer les textes révélés comme blasphématoires, même dans leur sens dit apparent car « Allah est bien trop Savant et trop Sage pour employer des paroles qui Le décriraient de manière blasphématoire et outrancière ». Selon les passages du Coran qu’ils prétendent interpréter allégoriquement, leur erreur est de deux sortes :
3.3.1 Soit, certains textes sont de véritables paraboles et se présentent comme telles, donc il n’y a rien à interpréter symboliquement puisque le caractère métaphorique est clairement exposé et que « le principe veut que l’objet de comparaison ne soit pas identique à ce à quoi il est comparé ».
3.3.2 Soit, des textes ne sont absolument pas métaphoriques et ne font que décrire une réalité propre à Allah, mais avec des termes qui s’appliquent par ailleurs au monde terrestre, sans qu’il n’y ait la moindre similarité :
Nous savons que lorsqu’Allah s’est décrit comme Vivant, Savant et Puissant, les Musulmans n’ont pas dit que la formulation apparente de ces attributs n’est pas le sens voulu, car le sens de ces mots à l’égard d’Allah est similaire au sens qu’ils recouvrent à notre égard.
3.4 Les règles de comparaison
Finalement, pour tenter d’échapper à ce qu’ils qualifient d’ « anthropomorphiste », les abstractionnistes amputent les textes révélés des passages incriminés, et les remplacent par d’autres concepts équivalents. C’est le cas pour les versets qui affirment qu’Allah « S’est installé sur le Trône ». Pour les métaphoristes, ces passages du Coran sont insupportables car ils impliquent, selon eux, une similarité avec une action propre aux humains, qui est le fait « de s’assoir ».
Ils s’obligent donc à préciser que cette installation « ne constitue ni le fait de “s’asseoir” (qu’ûd) ni “le fait de s’appuyer” (istiqrâr) ». En réalité, il faut comprendre que le simple fait que tel nom ou tel attribut soit directement associé à Allah, implique que cet acte soit spécifique à Sa réalité, qu’il est bien différent des actes propres aux humains et qu’il dépasse notre entendement :
Son erreur provient précisément de sa mauvaise compréhension des termes « s’installer sur le Trône ». Il croit en effet que cette expression est comparable à l’action humaine de s’installer sur une monture ou une embarcation. Pourtant, la formulation [coranique] n’indique pas une telle comparaison, car elle associe cet acte d’installation à la noble Essence [divine], au même titre que Lui sont attribués d’autres actes et qualités.
3.5 Les homonymes dans le Coran
Pour prouver l’erreur méthodologique des rationalistes, Ibn Taymiyya livre ensuite un admirable commentaire du verset 7 de la sourate 3, que l’on peut considérer comme le verset introductif du Coran :
{C’est Lui qui descendit sur toi le Livre, comprenant d’une part des versets explicites [ou distinctifs = muhkamât], qui sont la matrice du Livre, et d’autre part des versets mystérieux [ou homonymiques = mutashâbihât]. Quant à ceux dont les cœurs sont dévoyés, ils suivent les versets mystérieux dans le but de susciter des querelles ou dans le but de l’interpréter (ta-wîl). Mais Seul Allah connait leur interprétation et les hommes versés dans le savoir disent « nous avons foi en lui, tout provient de notre Seigneur » et seuls les doués d’entendement peuvent se rappeler} (Coran 3.7)
Il commence par définir le ta-wîl. Chez les métaphoristes le concept de ta-wîl n’est autre que l’interprétation allégorique, tandis que chez beaucoup de Musulmans le ta-wîl est simplement synonyme d’exégèse. Mais pour Ibn Taymiyya ce mot recouvre un sens bien plus complexe : le ta-wîl constitue « la réalisation matérielle » des versets du Coran relatifs à l’Au-delà tels que la résurrection des corps, le jugement et les rétributions, Paradis, Enfer etc. Plus généralement, le ta-wîl est la réalité matérielle à laquelle renvoie un discours :
La mise en pratique d’un commandement religieux constitue en soi le ta-wîl du commandement, et la réalisation d’une information est le ta-wîl de l’information.
De ce fait, si la révélation n’est qu’un ensemble de « mots » décrivant Allah et des réalités transcendantes, la réalité à laquelle renvoient ces mots demeure inconnue des hommes. C’est donc dans ce sens que « Seul Allah en connait le ta-wîl ». Sur la base de cette définition, Ibn Taymiyya offre une compréhension subtile du verset 3.7 cité précédemment. Les versets « équivoques » (mutashâbihât) sont en réalité des versets homonymiques, c’est-à-dire que des mots similaires servent à désigner des réalités différentes (ex : les verres du Paradis et les verres du bas-monde), car une « information sur quelque chose d’absent (ghâ-ib) ne peut être comprise que grâce à des “noms” (asmâ) dont le sens est connu dans le monde présent ».
Ces mots qui désignent tantôt des objets propres à notre réalité terrestre et tantôt des phénomènes propres à l’Au-delà sont des homonymes. Cependant, il est impossible aux hommes de connaitre en cette vie leur ta-wîl, c’est-à-dire l’objet réel auquel renvoient les mots de la révélation. C’est le cas pour les verres, les palais, les arbres et tout autre objet du Paradis :
Ainsi, lorsqu’Allah nous informe de certains phénomènes inconnus propres au Paradis et à l’Enfer, nous en comprenons le sens, ou plutôt nous comprenons le sens qu’il nous est demandé de comprendre par l’intermédiaire de ce discours, que nous pouvons ensuite expliciter. Quant à la réalité concrète qui est décrite, et qui d’ailleurs n’a pas encore eu lieu puisqu’elle n’adviendra qu’au Jour de la résurrection, il s’agit là de la « réalisation » (ta-wîl) que seul Allah connait.
Il conclut ce commentaire en explicitant les concepts de ihkâm (clarification) et tashâbuh (homonymie) dont les sens varient, selon qu’ils sont employés de manière générale ou particulière. Ce qui sépare les vrais croyants des égarés est la capacité à surmonter les homonymes, les faux-semblants, en distinguant les différents sens que recouvre un même mot :
La plupart des erreurs que commet le genre humain proviennent de cette « ressemblance » (tashâbuh) et la fausse analogie se décline en d’innombrables variantes. Comme le disait l’imâm Ahmad :
« la plupart des erreurs que commettent les humains provient de l’interprétation (ta-wîl) et de l’analogie. L’interprétation appliquée à des textes révélés, et l’analogie appliquée à des arguments rationnels ». […]
En revanche, celui qu’Allah guide est capable de distinguer entre des choses qui sont identiques de plusieurs points de vue : il connait les points de convergence et les points de divergence, les ressemblances et les dissemblances. Ceux-là ne peuvent pas être égarés par les homonymes présents dans le discours [coranique] car ils savent les associer avec les versets explicites (muhkam), c’est-à-dire l’élément distinctif qui met en évidence ce qu’il y a de différent et de divergent entre eux.
Il en vient à désigner l’origine de tous les égarements : la théorie des idées de Platon. Bien qu’il ne cite pas expressément le philosophe grec, Ibn Taymiyya revient tout au long de son livre sur la théorie de Platon en montrant qu’elle est à la base de cette « confusion » linguistique entre les éléments terrestres et les éléments de l’Au-delà :
Ils prétendent en effet qu’il existe en dehors des consciences des concepts absolus [qui existent par eux-mêmes], comme l’existence idéale, l’animal idéal, le corps idéal, etc. Ils contredisent ainsi l’expérience sensorielle, la raison et les enseignements révélés (shar’) car ils considèrent que les concepts nés de notre esprit ont une existence propre dans la réalité.
3.6 Le vrai sens de l’anthropomorphisme
Ibn Taymiyya tente ensuite d’énoncer une règle qui permettrait de déterminer la spécificité des noms et attributs qui reviennent légitimement à Allah, sans cautionner pour autant les vraies dérives anthropomorphiques. Pour cela, il remet en cause la définition même de l’anthropomorphisme des tendances rationalistes, en commençant par le concept de « corporalité ».
Pour les mutazilites, le simple fait de donner des attributs au divin constitue de l’anthropomorphisme car ils considèrent que : « les corps étant semblables (mutamâthila), si on attribue à Allah des attributs, cela implique qu’Il est semblable à tous les autres corps ». Ibn Taymiyya conteste la définition qu’ils donnent au concept de « corps » en montrant qu’il s’agit d’une idée abstraite qui n’entraine aucune connivence ou similarité entre les êtres auxquels on l’applique :
le point commun se limite à la dénomination « existant » ou « existence », « vie » ou « vivant », « savoir » ou « savant », « oyant » ou « voyant », « ouïe » ou « vue », « puissance » ou « puissant ». Le point commun n’est rien d’autre qu’un concept absolu et idéal qui n’est propre à aucun des deux êtres. Il n’y a donc rien de réellement commun entre les deux, ni concernant l’occurrence possible, ni la préexistence obligatoire.
En réalité, il n’y a aucun blasphème, comparationnisme ou anthropomorphisme à donner à Allah et aux hommes un qualifiant commun s’il s’agit d’une qualité (vue, ouïe, etc.) car un même mot désigne des choses et des réalités totalement éloignées. Cependant, le vrai tawhîd consiste à ne pas attribuer aux humains et aux créés de manière générale un attribut spécifique au divin :
[Le tawhîd] consiste à n’associer à Allah aucun élément dans ce qui Le définit en particulier. Ainsi, toute qualité de perfection Lui est attribuée de manière à ce que rien ne puisse Lui ressembler dans cette qualité.
Par cette définition du tawhîd, Ibn Taymiyya se distingue nettement de toutes les tendances rationalistes, mêmes les plus modérés comme celles qu’il appelle les « attributionnistes ».
3.7 L’accord de la Raison et de la Révélation
Dans cette septième et ultime règle, Ibn Taymiyya énonce l’un des principes phares sur lesquels repose l’ensemble de sa pensée et de son œuvre : « la parfaite cohérence entre Raison et Révélation ». Il reproche aux philosophes, ésotéristes et rationalistes de mépriser les informations révélées dès qu’elles ne se conforment pas à leurs conclusions et leurs raisonnements. En un mot, chez eux la révélation ne fait pas autorité :
Ces derniers n’acceptent pas d’objection tirée du Livre ou de la Sunna, si elle contredit leurs avis. Ils pensent que la Raison est contraire à la Révélation, qu’elle est son principe fondamental et qu’elle doit donc la devancer. La Révélation doit être soit interprétée, soit mise en suspens. De toute façon, il apparait qu’ils n’acceptent pas le recours à des preuves tirées du Livre ou de la Sunna même si elles confirment leurs dires, pour les raisons déjà évoquées.
Pour Ibn Taymiyya la révélation est conforme aux raisonnements humains à condition que la « raison » soit saine, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas d’erreurs logiques. Les tendances rationalistes qui contestent tel ou tel point de la révélation commettent donc des erreurs de raisonnement, que Shaykh al-Islâm se fait un devoir de dévoiler et de corriger :
Ils pensent que leur réfutation de certains points de la Révélation est conforme à la Raison. Ils ont complètement tort car si [leurs affirmations] étaient confrontées à des critères valides, ils verraient que tout ce qui contredit le Livre et la Sunna n’est qu’inepties et non des vérités rationnelles.
En réalité, le texte révélé n’est pas une somme d’informations inertes, mais le substrat de l’activité rationnelle. Les versets révélés sont autant d’indicateurs, de balises, mais aussi d’informations qui permettent à la raison de produire la connaissance et la réflexion. Raison et Révélation sont donc totalement imbriquées et interdépendantes chez Ibn Taymiyya.
Il démontre ensuite que les bases de la croyance religieuse sont tout à fait démontrables rationnellement ; l’existence d’Allah et une grande partie de Ses attributs peuvent être déduits par la seule raison, ce qui prouve la compatibilité parfaite entre l’intelligence humaine et la religion. Il s’attaque ensuite à un argumentaire fondamental des rationalistes qui réfutent l’idée même qu’on attribue à Dieu des qualificatifs positifs. Ils invoquent pour cela la théorie des quatre opposés empruntés à la philosophie aristotélicienne.
Ibn Taymiyya cite un long passage du livre Abkâr al-Afkâr qui était considéré comme une référence chez les abstractionnistes. Son auteur, le logicien al-Âmidi, affirmait que la négation des attributs positifs d’Allah (ex : Voyant, Vivant, Omniscient, etc.) n’implique pas l’affirmation de leur contraire (ex : aveugle, mort, ignorant). Ibn Taymiyya conclut cette première épitre en répondant au texte d’al-Âmidî en sept points. Il prouve notamment que ces noms et attributs divins appartiennent à la catégorie dite des « contradictoires », c’est-à-dire des propositions opposées qui s’excluent mutuellement : la négation de l’un implique l’affirmation de l’autre.
De ce fait, Shaykh al-Islâm accuse les dénégateurs d’attributs qui renient à Allah les noms de Savant, Puissant, Vivant, etc. de lui attribuer implicitement les qualifiants d’ignorant, faible, mort, etc. Il termine en affirmant que d’un point de vue linguistique (arabe), tous les êtres sont divisés entre ces deux catégories indépassables : vivant ou mort, voyant ou aveugle, etc.
A. S. Al-Kaabî
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