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Agriculture et civilisation

Agriculture et civilisation

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J’ai été intrigué par tout un passage du livre “la conquête de l’Égypte” (p142-143) dans lequel vous dites :

“Plus généralement, la première génération de musulmans était réticente à voir les Musulmans adopter le métier de paysan. Le compagnon Abu Umama al Bahili qui fut commandant des forces islamiques en Syrie et en Palestine, rapportait ce hadith du Prophète (paix et salut sur lui) au sujet des outils pour labourer la terre : “Ces engins n’entrent pas chez un peuple, sans y semer la bassesse (al-dhill). Cette parole soulignait l’influence du métier sur la mentalité et la personnalité des individus. Le métier de paysan impliquait un rang inférieur dans la société [….], tout autant de caractéristiques incompatibles avec l’esprit combatif propre aux conquérants.” Enfin vous citez un hadith prophétique dans la note 172 : “Ne possédez pas d’exploitations agricoles (dhay’a) car elles vous attacheront à ce bas-monde”.

Tout d’abord, je pensais que beaucoup de compagnons possédaient ou s’occupaient de palmeraies (les dattes faisant partie de leur alimentation de base). Ensuite ces hadiths m’amènent à reconsidérer ma vision du travail en général : est-ce que les métiers d’aujourd’hui (notamment les métiers du tertiaire) ne sont pas avilissants également (mixité, statut de salarié plutôt qu’un statut d’entrepreneur…) ?

Ne consacrons-nous pas trop de temps et d’énergie à notre travail (métro-boulot-dodo), ce qui ne nous laisse plus de temps pour étudier notre religion ou pour accomplir nos actes obligatoires correctement ? Savez-vous comment les compagnons et le Prophète (paix et salut sur lui) répartissaient leur temps de travail dans la journée ? Enfin, savez-vous si les compagnons préféraient être leur propre patron plutôt que des salariés ?

En espérant une réponse de votre part, je demande à Allah de vous accorder la guidée et un savoir utile et bénéfique.

Kamel E.



Il est vrai que les médinois pratiquaient la culture des dattes qui était leur principale source de richesse. Il existe aussi toute une politique en Islam de mise en valeur des territoires désertiques, d’extension des cultures aux terres inexploitées. Les hadiths sont nombreux à vanter les mérites de ceux qui prennent l’initiative de creuser des puits dans les endroits désertiques, qui irriguent des terres en friche ou qui plantent des arbres.

De plus, le Prophète a instauré le système du Waqf (appelé Habûs dans le droit malékite) qui consistait, entre autre, à financer et entretenir des petits jardins et des potagers à Médine et ailleurs, et dont la production était distribuée en aumônes (sadaqât) aux pauvres.

Alors comment concilier l’encouragement à étendre les cultures et les hadiths qui dissuadent les musulmans d’adopter le métier de paysan, ou les décisions du calife ‘Umar ibn al-Khattâb qui empêchait les musulmans de s’adonner à des activités agricoles dans les territoires conquis ?

1. Conquêtes et féodalité

Au moment des conquêtes musulmanes, les dirigeants avaient en premier lieu le souci de ne pas priver les populations locales paysannes de leur gagne-pain. Pour cela, ils limitaient les soldats musulmans à des activités purement militaires et urbaines. C’est l’argument clairement invoqué par ‘Umar dans ses discours.

En cela, ‘Umar était le continuateur de la politique du Prophète, car après la conquête de Khaybar et d’autres villages du nord de l’Arabie comme Fadak, Wâdî al-Qurâ et Taymâ, il a autorisé les populations locales (qui étaient majoritairement juives) à demeurer sur leurs terres et continuer l’exploitation des champs et des palmeraies en échange du partage des récoltes avec Médine chaque année. Il en résultait une division sociale entre les musulmans attelés prioritairement à des fonctions politiques et militaires et les populations non-musulmanes consacrées aux métiers agricoles et l’artisanat.

Par ailleurs, il s’agissait de préserver les effectifs de l’armée. Si les terres conquises avaient été transformées en fiefs et distribuées aux combattants, de nombreux soldats se seraient consacrés à l’exploitation de leurs terres et auraient manqués à l’armée musulmane. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le hadith sur « les engins de labour qui entrainent l’avilissement chez les peuples », car plus une portion importante d’une population se consacre à l’exploitation agricole, moins elle sera disponible pour la guerre.

En même temps, il était nécessaire de financer ces campagnes de plus en plus lointaines et coûteuses. Pour résoudre ce dilemme, ‘Umar a institué l’impôt foncier (ou kharâj) pour fournir une source de rémunération aux soldats tout en laissant les populations locales maitresses de leurs terres, comme je le rappelle dans « La conquête de l’Egypte » :

« [‘Umar] renonça ainsi à offrir des terres aux combattants musulmans et institua en contrepartie l’impôt foncier, ou plutôt il perpétua cet impôt que les empires byzantin et perse prélevaient déjà auparavant. Les recettes du Kharâj devaient pourvoir à la subsistance et l’entretien de l’armée musulmane, et éviter de transformer ses combattants en riches propriétaires rassasiés. » (p126).

Par cette décision, il se conformait au hadith qui dissuadait les croyants de posséder de grandes exploitations agricoles et des Latifundia (dhaya’). On comprend maintenant que cette décision de ‘Umar ibn al-Khattâb a eu des conséquences historiques majeures, puisqu’elle a empêché l’apparition de la féodalité dans le monde musulman. Si les territoires conquis avaient été distribués aux soldats de l’armée musulmane, il en aurait résulté un ordre social très inégalitaire entre des grands propriétaires terriens arabes et des classes serviles indigènes.

Elle explique aussi l’évolution bien différente du monde musulman par rapport au monde européen, où les guerriers possédaient des domaines seigneuriaux et où les masses paysannes étaient maintenues dans l’asservissement. Partout où ils arrivaient, les conquérants musulmans ne venaient pas en dominateurs, mais « faisaient corps avec le corps social » des peuples vaincus pour reprendre l’expression de Ferhat Abbas :

« Les troupes musulmanes étaient une élite de missionnaires enthousiastes et généreux. Sinon la réussite de l’islamisation serait inexplicable. Là où Carthage et Rome n’ont laissé que des ruines, là où ils n’ont pu faire la conquête de l’âme populaire, les Arabes ont fait corps avec le corps social de la Berbérie et réussi à conquérir l’esprit et le cœur des populations » .

2. Quels sont les métiers privilégiés par l’Islam ?

Concernant votre question sur les métiers primaire/secondaire/tertiaire : il faut préciser que cette typologie moderne consiste à distinguer la production des matières premières (primaire), leur transformation (secondaire) et les services (tertiaire). Or, l’Islam favorise incontestablement le commerce, qui constitue un « service » et qui appartient donc au secteur tertiaire.

L’Islam encourage aussi d’une certaine manière la « production », car certains hadiths vantent le travail des artisans et le salaire tiré du travail manuel en citant David (Dâud) en exemple, car il était à la fois un roi-prophète et un forgeron : « La meilleure subsistance de l’homme est celle obtenue de son travail, or le Prophète David vivait de son travail » .

Ces hadiths soulignent la valeur du travail productif et donc du secteur secondaire, par opposition à des activités de service. Cependant, les autres sources dissuadent clairement du secteur primaire comme nous l’avons déjà vu. Il en résulte une hiérarchie entre ces trois secteurs, qui est parfaitement cohérente avec la recommandation d’éviter des métiers serviles ou avilissants. Or l’activité paysanne était le plus souvent synonyme de soumission à des grands propriétaires, un niveau culturel moins élevé et une pénibilité difficilement compatible avec les autres exigences comme l’étude et la pratique :

« Le métier de paysan impliquait un rang inférieur dans la société, notamment chez les peuples indo-européens où les paysans étaient soumis aux classes des prêtres et des guerriers. Ce métier supposait aussi l’ancrage territorial et l’attachement aux biens terrestres, tout autant de caractéristiques incompatibles avec l’esprit combatif propre aux conquérants. » (La conquête de l’Egypte, p134).

C’est l’une des raisons pour lesquelles les musulmans déléguaient l’agriculture aux populations non-musulmanes, et conservaient un rang supérieur dans la société en s’adonnant prioritairement aux métiers des armes, au commerce et à la politique.

Concernant la question de l’indépendance et du salariat, l’enjeu reste le même. Au même titre que l’activité paysanne, le salariat n’est pas souhaitable du fait de son caractère aliénant et du rang inférieur dans la société qu’il impose à l’individu. D’ailleurs, le salariat n’est rien d’autre que l’héritier des travaux serviles, une forme améliorée et subtile de l’esclavage. En effet, l’esclave était aussi « salarié » dans la mesure où il travaillait pour son maitre en échange d’un toit et de nourriture. Il faut lire à ce sujet le rapport d’Alexis de Tocqueville pour l’abolition de l’esclavage dans les Antilles françaises en 1840.

Il tentait de convaincre les maitres que l’abolition du statut d’esclave leur serait avantageuse, car le salaire qu’ils devraient leur verser ne seraient pas de beaucoup supérieurs aux dépenses habituelles pour entretenir les esclaves (voire inférieur si on prend on compte les dégradations volontaires commises par les esclaves), et que surtout la productivité des salariés serait décuplée du fait de leur sentiment illusoire de liberté.

Cette mystification à grande échelle au sujet de l’esclavage par la doxa occidentale actuelle, permet de dramatiser l’esclavage pour mieux faire accepter le salariat, et convaincre les masses salariées de notre époque que leur statut est enviable, leur faire oublier aussi qu’elles sont réellement maintenues dans l’esclavage selon la définition classique de ce statut. L’autre défaut du système salarial réside dans les valeurs qu’il promeut.

Les individus n’y ont pour autre préoccupation majeure que la « carrière », le profit et l’accumulation de biens. Le temps étant très majoritairement consacré au travail, les possibilités d’évolution personnelle y sont forcément réduites. De ce point de vue là, on peut donc considérer que l’Islam favorise, dans la mesure des possibilités, des métiers indépendants qui offrent à l’individu une vraie liberté, une vraie dignité et surtout qui lui laissent du temps pour se consacrer à des activités plus importantes et plus nobles que le « travail ».<



3. Les perspectives

Il ne faut surtout pas déduire de ces remarques qu’il est interdit de travailler en tant que salarié. Loin de moi l’idée d’inciter les musulmans à quitter des emplois salariés car dans l’état actuel des choses, le salariat est un statut qui présente de grands avantages pour une majorité de la population. L’enjeu actuel est de réfléchir à l’élaboration d’un modèle de société plus sain.

Votre question met en exergue la tension, qui existe en Islam, entre d’un côté la nécessité d’occuper des fonctions qui n’abaissent pas socialement et culturellement le croyant, et de l’autre la valorisation de la culture de la terre et l’aménagement des territoires, l’extension des espaces verts et la proximité avec la nature.

Dans les sociétés traditionnelles, ces deux exigences étaient contradictoires car les paysans étaient systématiquement en bas de l’échelle sociale, privés de possibilité d’évolution intellectuelle et personnelle. Cependant, les évolutions actuelles permettent de dépasser cette contradiction, en combinant des activités fermières et un mode de vie supérieur et élevé dans la société.

Tout d’abord, de nouvelles approches agronomiques remettent en cause l’agriculture classique fondée sur la monoculture et l’exploitation intensive des terres et prônent des méthodes innovantes qui s’avèrent au final plus productives et bénéfiques, en termes quantitatifs et qualitatifs. C’est le cas de la permaculture, qui a d’abord l’avantage de débarrasser l’activité paysanne de son caractère aliénant, puisqu’il ne s’agit plus de travailler, labourer ou traiter la terre, mais laisser les cycles naturels s’accomplir d’eux-mêmes.

Au lieu d’agir sur la terre, l’exploitant se contente de la nourrir et d’accompagner son développement, ce qui a pour conséquence d’éliminer une grande partie des tâches pénibles et laborieuses, de laisser du temps libre à l’exploitant, tout en garantissant son autonomie. De ce fait, ces méthodes se rapprochent de l’esprit du Waqf instauré par le Prophète.

En effet, vous souligniez que les médinois cultivaient les dattes : en réalité les potagers publics de Médine et les terres cultivées appartenant à l’Etat étaient dédiés à des activités « arboricoles » (principalement les dattes) et non « agricoles ». Or, ces deux types de culture ont des implications politiques et sociales bien différentes. Le hadith cité précédemment vilipendait en effet « les engins de labour » et visait donc l’agriculture, l’exploitation de grandes terres et la division qui en résulte entre grands propriétaires et masses serviles.

Tandis que l’arboriculture pratiquées par les Médinois, la culture des dattes et des potagers s’accorde avec un modèle de société moins oppressant, favorise l’autonomie du plus grand nombre, tout en laissant la possibilité de s’adonner parallèlement à cela à des activités enrichissantes intellectuellement et spirituellement.

En conclusion, les musulmans peuvent aujourd’hui concevoir un nouveau modèle de civilisation fondé sur le savoir et l’autonomie. Ce modèle implique un profond changement de valeur et de mentalité, car l’individu ne consacrera plus tout son temps à un travail, une « carrière » et donc à la recherche de subsistance, mais il se donnera pour objectif l’acquisition de savoirs et de compétences variées qui accentueront son autonomie. Cet espoir est rendu possible par le phénomène d’inversion du rapport entre l’activité professionnelle et le rang social.

Depuis quelques décennies, l’exode rural a déplacé les populations serviles des campagnes vers les grandes agglomérations, pour en faire des masses salariées urbaines. L’ « avilissement » n’est plus à la campagne mais en ville. Cette désertification des campagnes rend possible de combiner la vie à la campagne sans les inconvénients que supposait le métier de paysan, la culture de la terre sans le servage.

Ce nouveau modèle de civilisation permettrait d’adopter un mode de vie recentré sur le secteur primaire, tout en conservant le confort individuel de ceux qui travaillent dans le tertiaire. Il devra en somme capitaliser les connaissances pratiques et les technologies de notre temps, mais en les débarrassant de leur pouvoir aliénant et mercantiliste.



A. Soleiman Al-Kaabi

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