Introduction à la pensée politique islamique [Préface – Textes politiques d’Ibn Taymiyya]
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1/ Du concret à l'abstrait
Il a déjà été indiqué dans la précédente traduction (« La lettre palmyrienne ») que la vision islamique s’oppose à la tradition philosophique dans la définition du langage et des concepts. Depuis Platon, l’approche philosophique dominante en Occident accorde aux idées abstraites une supériorité sur le réel. Des principes généraux et abstraits doivent précéder la réalité concrète.
En Occident, on constate donc que les idées philosophiques précèdent la mise en application concrète. C’est ainsi que les révolutions anglaises, américaines et françaises ont fait suite aux bouleversements idéologiques introduits par les théories libérales dans le monde anglo-saxon et à la « philosophie des lumières » en France et non l’inverse.
La doctrine islamique impose une méthodologie inverse qui considère les mots comme de simples reflets de la réalité. Au lieu d’énoncer des principes généraux auxquels la réalité doit se plier, on part de cas concrets à partir desquels on développera des règles et théories abstraites.
C’est l’idée même de « Sunna » : à partir d’un acte fondateur (du Prophète), on en déduit une règle générale (qâ’ida), puis un fondement (asl), puis un principe supérieur (maqsad).
Cette approche spécifique à l’Islam explique qu’Ibn Taymiyya ne développe jamais de grande théorie de l’Etat. Il n’y a pas, dans la tradition islamique, l’équivalent du droit constitutionnel européen, mais des livres écrits sous la forme de « guides pratiques » pour les dirigeants d’une époque et d’un lieu particulier.
Cet aspect pratique se révélera dans son célèbre Siyâssa Shar’îyya[1], où, répondant à la requête d’un dirigeant, Ibn Taymiyya lui livra un texte concis relatif à la gouvernance islamique, comme nous le verrons dans un prochain tome de ces « textes politiques ».
2/ Personnalisme et Institutionnalisme
Le deuxième point qui ressort des textes politiques d’Ibn Taymiyya et qui marque une divergence majeure avec la pensée occidentale se résume à ce que l’on qualifiera de « personnalisme », par opposition à l’ « institutionnalisme » propre à la vision occidentale.
Ibn Taymiyya affirme, sur la base du Coran et de la Sunna, que la valeur d’un pouvoir est déterminée par les qualités morales « personnelles » des hommes qui assument le pouvoir et non par la nature des institutions ou le type de régime politique. Il dit dans la première épître :
Si le détenteur du pouvoir est sain, alors les affaires des hommes le seront également, mais s’il est corrompu, alors les affaires des hommes le seront tout autant.
On retrouve en effet à travers le Coran et la Sunna, l’idée que c’est la valeur morale des personnes détenant le pouvoir qui déterminera le bien-être d’une société. Abû Yûsuf rappelle, en introduction de son ouvrage politique consacré à l’impôt (Al-Kharâj), ce hadith explicite du Prophète (ﷺ) rapporté par Ibn ‘Abbâs :
« Lorsqu’Allah décrète le bonheur pour un peuple, Il leur donne pour dirigeants des personnes bienveillantes et Il place leurs richesses dans les mains de personnes généreuses. Mais lorsqu’Allah décrète le malheur pour un peuple, Il leur donne pour dirigeants des sots et Il place leurs richesses dans les mains de cupides (…) »[2]
A l’appui de cette vision personnaliste, Ibn Taymiyya cite d’autres hadiths, tel celui-ci qui évalue la valeur d’un dirigeant politique à son caractère bienveillant et à sa proximité avec le peuple, indépendamment du type d’institution en vigueur :
« Vos meilleurs dirigeants seront ceux que vous aimerez et qui vous aimeront, que vous bénirez et qui vous béniront. Tandis que vos pires dirigeants seront ceux que vous détesterez et qui vous détesteront, que vous maudirez et qui vous maudiront. »
Dans un chapitre intitulé « Est-il grave de ne pas reconstituer un califat quand les conditions sont réunies ? », Ibn Taymiyya va si loin dans ce « personnalisme », qu’il en vient même à louer un dirigeant qui n’instaurerait pas les institutions politiques de l’Islam tel que le califat, mais qui se montrerait bon et pieux sur le plan personnel, et qui devrait à ce titre être respecté et considéré :
« On peut dire ici : si celui qui détient le pouvoir et l’autorité accomplit des commandements de la religion tout en délaissant les interdits, à tel point que ses actes de biens prévalent sur ce qu’il délaisse de la religion ou sur ce qu’il commet de répréhensible, dans ce cas ses bonnes œuvres ont pris le dessus sur ses péchés. »
L’auteur exige donc du souverain une disposition de l’esprit particulière qui rendra son règne et ses actions convenables :
« Il faut donc, avant toute chose, que le chef de l’Etat ait de bonnes intentions à l’égard de ses sujets, et qu’il témoigne, envers Dieu, d’une parfaite sincérité et d’une entière confiance. (…) L’aide la plus efficace que puissent trouver, non seulement le chef de l’Etat, mais encore tout croyant, réside dans trois vertus. La première de ces vertus consiste dans la sincérité envers Dieu et dans la confiance en Dieu (…). La deuxième est la charité. (…) La troisième enfin est la patience (…). »[3]
C’est là un point de divergence majeur avec l’approche philosophique qui, au-delà des différences de points de vue qui existent entre les écoles philosophiques ainsi qu’entre les philosophes, s’accorde à classer les différents types de pouvoir selon la nature des « régimes » et à vouloir juguler cette nature changeante des humains par des « institutions » stables dans le temps.
Le philosophe français Gilles Lapouge expliquait dans son ouvrage « Utopie et civilisations », publié en 1973, que les origines de cet institutionnalisme occidental, qu’il nomme « utopie »[4], trouvait sa source dans la Grèce antique, à travers l’œuvre du philosophe et architecte Hippodamos de Milet, ainsi que dans les textes fondateurs de la pensée politique, telle que La République de Platon, où ce dernier décrit une Cité idéale régie par des règles strictes, qui impose une architecture uniforme, divise la société en strates bien distinctes et qui s’immisce jusque dans l’intimité des citoyens, régulant leurs rapports conjugaux, jusqu’à détruire la cellule familiale au profit d’une implacable machinerie sociale.
Cette organisation totalitaire de la société permet, selon Platon, de vaincre les « personnalités », avec leurs singularités et l’imprévisibilité qui en découle. Gilles Lapouge attribue également à l’élève de Platon, Aristote, la même volonté de transformer le monde terrestre « sublunaire » jugé chaotique, en un ordre parfait et prévisible :
« [Aristote] tient que le monde comprend deux zones distinctes, la sphère céleste et la région sublunaire. Dans la sphère céleste règnent la nécessité, la loi, le nombre et la régularité. Rien d’analogue dans nos bas-fonds sublunaires. »[5]
Pour ces deux fondateurs de la philosophie, il faut donc instaurer sur Terre une cité qui pourra rivaliser en perfection et en harmonie avec le monde transcendant, mais qui surtout sera toujours égale à elle-même et fixe. Une organisation implacable et des institutions politiques contraignantes et immuables seront les moyens de réaliser cette « cité idéale ».
Il est intéressant de mettre en comparaison les thèses de ces deux philosophes avec certaines paroles du Prophète (ﷺ) sur les régimes politiques pour mesurer le gouffre qui les sépare. C’est le cas de ce hadith, qu’Ibn Taymiyya citera de nombreuses fois dans les présentes traductions, où le Prophète (ﷺ) décrit l’histoire du monde musulman selon une succession de divers types de régimes politiques :
« Il y aura un califat conforme à la prophétie et clément, puis il y aura une royauté clémente, puis une royauté autoritaire, puis une royauté brutale… »[6]
Ce hadith énumère les institutions politiques qui se sont effectivement succédées dans l’histoire de la Oumma : prophétat, puis califat juste, puis royauté, puis tyrannie. Il apparaît que, contrairement à la volonté de Platon de figer l’histoire, l’islam admet et tolère ces changements de pouvoir à travers le temps et ne cherche pas à imposer un régime fixe et intemporel, reconnaissant ainsi la relativité dans le temps des institutions qui évoluent, déclinent, se corrompent et disparaissent.
La classification des régimes politiques
Il en découle un autre élément de comparaison qui touche à la classification des régimes politiques. Dans La République, Platon affirme qu’à un régime initial et idéal incarné selon lui par la timocratie, succède l’oligarchie qui en représente une forme dégénérée.
La corruption de la société s’aggrave ensuite avec l’apparition de la démocratie et s’achève avec la tyrannie qui est le stade le plus avancé de décadence[7]. Il poursuit cette approche dans La Politique et Les Lois, où il réfléchit sur le type d’organisation de la société qui permettra de réaliser la cité parfaite.
Dans Les Politiques, Aristote[8] proposera une autre classification des régimes politiques qui prend en compte la « quantité » de personnes associées au pouvoir :
TYPE DE REGIME |
DEFINITION |
monarchie |
gouvernement d’un seul |
aristocratie |
gouvernement d’un groupe restreint (une minorité) |
république |
gouvernement des masses (une majorité) |
Il cite ensuite les déviations de ces trois régimes lorsque les dirigeants utilisent le pouvoir pour leurs intérêts propres au détriment de l’intérêt général :
REGIME VERTUEUX |
VERSION DEGENEREE |
monarchie |
tyrannie |
aristocratie |
oligarchie |
république |
démagogie |
Il faut reconnaître tout d’abord que ces thèses philosophiques présentent quelques points communs avec l’islam. Dans le hadith sur le califat, comme dans la philosophie politique grecque, les régimes et les institutions sont considérés comme différents stades de décadence d’une société (ou d’une civilisation). De surcroit, Platon comme Aristote classent ces régimes en fonction de la qualité des personnes qui gouvernent. Ces œuvres philosophiques sont donc, à bien des égards, « personnalistes » et présentent de grandes similitudes avec certaines positions islamiques.
Cependant, on remarque aussi que ces typologies se démarquent du hadith cité, puisque les philosophes considèrent que c’est la nature du régime, à un moment donné, qui détermine la valeur morale d’un projet politique. Tandis que dans le hadith, le jugement de valeur ne porte pas sur la nature du régime mais sur la moralité individuelle de celui détient le pouvoir politique.
Par exemple, le Prophète (ﷺ) affirme que la royauté peut se montrer « clémente », « autoritaire », voire « brutale » et détermine en fonction de cela la valeur morale à attacher à ce régime. Ainsi, la royauté et le régime dynastique, qui en théorie ne sont pas conformes au modèle politique de l’islam, sont tout de même loués si le dirigeant se montre « clément » sur le plan individuel, et le même régime est réprouvé si le souverain se montre « brutal » et oppressif.
Cette nuance se reflétera encore plus nettement sous la plume des auteurs musulmans. Aux typologies « institutionnalistes » de Platon et d’Aristote, répond la typologie purement « personnaliste » d’Ibn Taymiyya qui classe les pouvoirs non pas selon leurs institutions, mais selon le types de « personnes » qui peuvent accéder au pouvoir.Les uns sont avides de pouvoir sans considération pour la religion et les principes moraux, mais ils parviennent à leurs fins par une grande maitrise de l’art politique et de la stratégie. Il s’agit des « sultans » et autres « rois » :
« Les hommes se répartissent en trois catégories. Les uns sont tout entiers possédés par l’ambition et l’esprit du mal ; toute pensée du jugement dernier leur est étrangère. Ils pensent qu’un seul ne peut se maintenir en place qu’en donnant, et qu’il ne peut donner que s’il n’apporte pas trop de scrupules à se procurer les biens qui lui sont nécessaires. (…) ces gens ne connaissent que leur intérêt immédiat. Ils négligent le lendemain de cette vie et de l’autre. S’ils ne rachètent à temps par quelque acte de pénitence ou des bonnes œuvres, ils connaitront, en ce monde et dans l’autre, la plus triste des fins. »[9]
Ensuite, viennent les tendances « idéalistes » qui recherchent la réalisation de la religion, mais de manière brutale et sans recours à l’art politique (siyâsa) et à la stratégie, notamment prophétique et coranique, en refusant par exemple de pratiquer le ta-lif al-qulûb. Ibn Taymiyya parle explicitement des Khawaridj et associés :
« Les gens de la deuxième catégorie craignent véritablement Allah, évitent toute faute individuelle et s’abstiennent de toute injustice à l’égard d’autrui. Leur conduite en cela est hautement louable. Malheureusement, ils pensent que la direction politique de la communauté n’est possible que si l’on ne recule pas devant le crime ou la malversation. (…) Mais au fond d’eux-mêmes, on ne trouve souvent que lâcheté, avarice et étroitesse d’esprit inconciliables avec leur foi. (…) »[10]
Il précise que ces hommes sont les plus égarés et les plus dangereux pour le projet islamique, malgré leur piété apparente :
« Peut-être interprétaient-ils la loi à leur manière, mais sans doute pensent-ils plutôt que la seule manière de réprouver le mal est de proclamer la rébellion ouverte et violente –et ils en arrivent ainsi, comme les Khâridjites, à combattre les musulmans. Avec ces hommes, nos intérêts temporels et spirituels seront toujours en danger. Tout au plus reconnaitra-t-on qu’ils puissent être d’une utilité partielle dans certaines manifestations de notre vie matérielle ou morale, que l’on doive pardonner leurs erreurs d’ijtihâd et leurs imperfections, mais on n’oubliera jamais que ce sont les plus égarés des hommes et que, pensant bien faire, ils se sont, en ce monde, dépensés en pure perte. »[11]
Les troisièmes enfin, dont le règne est souhaitable, sont les dirigeants qui allient le « Qurân et le Sultân » pour reprendre les termes d’un hadith du Prophète (ﷺ), c’est-à-dire qu’ils réunissent la volonté de faire triompher la religion avec la maitrise de l’art politique. Ils représentent donc le juste milieu entre les deux premières catégories en alliant le sens politique des premiers à la piété des seconds, tout en mettant ce sens politique au service de l’islam :
« Les hommes de la troisième catégorie sont les gens du juste milieu. Ils seront, jusqu’au jour de la résurrection, les vrais adeptes de la religion de Muhammad et ses lieutenants, à la tête de la masse comme de l’élite. Avant tout soucieux des intérêts matériels et moraux de la Oumma –lesquels sont étroitement liés-, (…) ils portent leurs vertus en eux-mêmes, refusent tout ce à quoi ils n’ont pas droit, allient la crainte de Dieu à la charité (…). »[12]
Ibn Taymiyya nous dit que « c’est à ce prix seulement qu’une politique religieuse est possible, et que nos intérêts, tant spirituels que matériels, peuvent trouver leur satisfaction » car « la probité jointe à la puissance, contribue à accroitre le prestige de la religion. »[13].
Avec cette typologie, Ibn Taymiyya met en exergue le caractère personnaliste de la politique musulmane, puisqu’il s’agit idéalement de porter au pouvoir les personnes qui présentent les meilleures dispositions morales, psychologiques et spirituelles.
A.Soleiman Al-Kaabî
Extrait du livre « Textes politiques d’Ibn Taymiyya » – Tome 1, p.14 à p.22
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[1] « Traité de droit public » selon la traduction d’Henry Laoust. Ce livre, « La politique légale dans la réforme du gouvernant et des gouvernés », d’Ibn Taymiyya sera prochainement publié dans notre collection « Textes politiques ».
[2] Abû Yûsuf. Al-Kharâj. P9
[3] Ibn Taymiyya. Siyâssa Shar’îyya. Henry Laoust. Traité de droit public. P136 et 137.
[4] Il donne au mot utopie un autre sens que celui employé dans le langage courant. Il entend par utopie toute vision ou projet politique qui tente de fixer les sociétés humaines, les contrôler et éviter les changements.
[5] Gilles Lapouge. Utopie et civilisations. Weber, 1973, p16.
[6] Hadith rapporté par Ahmad, selon Hudhayfa, avec des variantes dans sa formulation.
[7] Platon. La République. Livre VII. Flammarion, 1966.
[8] Aristote. Les Politiques. Livre II, chapitre 5.
[9] Ibn Taymiyya. Siyâsa Shar’îyya. Henry Laoust. Traité de droit public. P55.
[10] Ibid.
[11] Ibid, p56.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
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