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Manifeste pour le renouveau des sciences historiques musulmanes

Manifeste pour le renouveau des sciences historiques musulmanes

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Il est urgent de promouvoir l’étude de l’histoire musulmane et diffuser au plus grand nombre les connaissances relatives à cette matière, de manière à compenser la grande négligence dont elle souffre encore dans l’enseignement islamique. Cette négligence est le résultat d’un déclin mental, idéologique et identitaire qui coïncide avec une grave dégradation de la définition même de la « Connaissance » (‘ilm).

Alors qu’auparavant la plupart des grands noms du Savoir musulman étaient historiens (Tabari, Ibn Kathîr, Ibn Khaldoun, as-Suyûtî), les écoles et universités islamiques ne retiennent aujourd’hui que les disciplines qu’elles considèrent comme religieuses, selon une typologie biaisée qui oppose sciences religieuses à sciences profanes.

Du fait de cette typologie, l’Histoire a été reléguée parmi les sciences « profanes », et a disparu soudainement de l’enseignement, participant au déclin intellectuel et idéologique des Musulmans. Au Xe siècle de l’Hégire (soit le XVe siècle chrétien), as-Suyuti est le dernier auteur musulman « classique » à produire une œuvre historique et as-Sakhâwî écrit au même siècle un ultime ouvrage consacré à l’historiographie musulmane[1].

Pendant quatre siècles, le monde musulman ne génère plus d’historiens dignes de ce nom. Pourtant, l’ignorance de l’Histoire est la cause de bien des maux, et le renouveau de cette discipline est un point fondamental de la réforme qui s’impose aujourd’hui aux Musulmans. Premièrement, nous savons tous que « connaitre le passé permet de mieux comprendre le présent », mais dans le cas des Musulmans, il s’agit aussi éviter les simplismes qui consistent à penser que notre temps représente un pic dramatique dans une histoire musulmane relativement calme.

L’étude des conflits, des crises politiques et des guerres civiles permet de reléguer les problèmes de notre époque à de simples anecdotes. Resituer les événements actuels dans le temps long de l’Histoire est un moyen de désamorcer le messianisme apocalyptique ambiant qui aveugle tant de personnes ignorantes de l’Histoire. La science historique permet donc de regarder sereinement et rationnellement l’état actuel du monde.

Deuxièmement, l’Histoire permet de se réapproprier notre passé dans une démarche identitaire et réaliser de la sorte l’objectif réformateur fixé par Aïssam Aït-Yahya dans son livre « Histoire et Islam » (2013). Il y décrivait le développement de la science historique comme un travail de réappropriation face à l’impérialisme idéologique de l’Occident qui consiste à monopoliser la narration de l’Histoire mondiale : 

Il s’agit donc de se réapproprier une discipline fondamentale dont l’Occident a imposé la méthodologie, faisant absolument sienne l’expertise scientifique et récoltant le mérite d’avoir extirpé l’Histoire du genre littéraire et c’est à ce titre que dès que le XIXe siècle, l’Occident triomphant s’est arrogé le droit d’écrire l’Histoire des autres et même (le comble !) de leur enseigner leur propre histoire en profitant de sa domination. Le but est de développer chez nos lecteurs musulmans un esprit d’indépendance en se basant justement sur une science qui a été honorée et sublimée avec l’émergence de la civilisation musulmane : une science islamique autonome qui ne doit donc rien aux autres civilisations.(Aïssam Aït-Yahya. Histoire et Islam. Nawa, 2013. p20-21) 

La prise de conscience de cette défaillance est apparue au début du XXe siècle au sein des courants réformistes et modernistes. ‘Abbâs al-‘Aqqâd, Taha Hussein, Muhammad Ridha et d’autres tentent de réhabiliter l’Histoire et revisitent les débuts de la civilisation musulmane avec les biographies des premiers Califes. Ils lisent les écrits des orientalistes sans esprit critique et se laissent influencer par leur discours, en parfaite cohérence avec la logique « coloniale » d’alors. En conséquence, ces ouvrages n’apportent rien de nouveau par rapport aux œuvres classiques, tout en reproduisant les contrevérités et les fausses subtilités venues des textes occidentaux.

En réaction à ces errements méthodologiques, un effort pour réintégrer l’Histoire au cœur de la réflexion pleinement islamique apparait à la fin du XXe dans les courants conservateurs, voire salafistes. ‘Alî as-Sallâbi, Abdul-Mun’im al-Hâshimî, Mahmûd Shît-Khattâb se voulaient critiques tout autant vis-à-vis des historiens occidentaux que des réformistes musulmans. Ils revendiquaient une science historique indépendante et renouvelée.

Cependant, malgré les améliorations méthodologiques, il demeure chez ces auteurs une difficulté à offrir une compréhension globale, claire et cohérente de l’Histoire de notre civilisation. Pour corriger ces défaillances, il convient prioritairement de réconcilier Histoire et Sciences politiques. C’est-à-dire qu’il ne faut pas se limiter à une simple narration des événements comme le font trop souvent les auteurs arabophones contemporains, mais s’efforcer de mettre en relation les événements avec des « principes » sociopolitiques, dans la droite lignée d’Ibn Khaldoun qui œuvrait à révéler les règles qui président à la naissance, l’ascension et le déclin des Nations.

Cela implique de remédier à la « déconnexion » de l’histoire vis-à-vis des autres sciences humaines (notamment politiques) qui existe aussi dans l’enseignement occidental. Chaque période historique doit être l’occasion d’illustrer et de comprendre des mécanismes latents dont nous trouvons la description dans le Coran. Ce n’est donc pas de l’Histoire pour l’histoire, mais l’Histoire pour comprendre les principes coraniques dans le fonctionnement de l’histoire humaine.

Par ailleurs, l’histoire de la civilisation musulmane doit se fonder sur une bonne définition du concept de « civilisation », comme « cadre d’élaboration de l’identité », ce qui implique de remettre en cause la définition mondialiste et universaliste du concept de civilisation, dans le sens où la civilisation serait un phénomène unique, un processus commun à toutes les nations. C’est en raison de cette définition biaisée de la « civilisation » que les arts, les sciences, l’architecture ou la littérature tiennent une importance démesurée, parfois centrale dans les textes des Occidentaux qui ont traité de l’histoire de l’Islam. Il convient au contraire de définir la civilisation comme un espace d’élaboration et de réalisation d’une identité.

Cette définition converge d’ailleurs avec les métamorphoses du concept de civilisation survenues en Occident depuis la fin de la guerre froide, où la définition « huntingtonienne »[2] de la civilisation devient prépondérante. La civilisation musulmane désigne ainsi l’espace géopolitique créé par l’Islam, et à l’intérieur duquel se réalise l’identité musulmane. Cette définition permet de comprendre comment cet espace géopolitique s’est formé, a évolué, s’est modifié pour prendre la forme et l’étendue que nous lui connaissons aujourd’hui.

C’est parce que le « territoire » doit être le critère central de l’analyse, que nous avons accordé une grande importance aux conquêtes militaires qui ont façonné en grande partie la géographie du monde musulman. C’est dans l’espoir de participer modestement à cet effort de réhabilitation de l’Histoire musulmane, que nous publierons régulièrement sur notre site des extraits des ouvrages édités par Nawa, traitant de l’histoire ou de la réforme méthodologique de cette matière. 


Abû Soleiman Al-Kaabi
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[1] As-Sakhâwî. Al-‘Ilân bil-tawbîkh ‘alâ man dhamm ahl at-Târikh.
[2] Référence à Samuel Huntington. Le choc des civilisations. 1996

1Commentaires

  • Avatar
    KLM
    Dec 26, 2018

    Barak allahu fik. Je serais bien curieux de voir quelles conséquences aurait une réhabilitation MASSIVE de l'Histoire musulmane. Quel est votre point de vue sur l'apprentissage de l'histoire tel qu'enseigné de nos jours en France (primaire et secondaire)? Malgré son caractère propagandiste n'est elle pas également utile à connaitre (en toute neutralité, avec ses failles et ses points forts) dans la mesure où elle est défendue par l'interlocuteur occidental. Ou bien, conseilleriez-vous plutôt de fuir ces versions fausses de l'Histoire comme on voudrait éviter une "mauvaise manie intellectuelle".

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