[Courrier des lecteurs] Les relations diplomatiques avec les États mécréants en Islam
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Salamou ‘Alaykoum
Je me pose un certain nombre de questions sur le principe de Wala wal-Barra (Loyauté et Désaveu) :
Doit-on l’appliquer indistinctement au niveau individuel comme au niveau étatique ?
Est-ce que les relations commerciales sont exclues de ce principe ? (Je pense à la fatwa d’Ibn Baz qui permet la normalisation des relations commerciales avec Israël et qui ne trouve rien à redire sur les coopérations diplomatiques et militaires de l’Arabie saoudite avec l’état d’Israël [1].
Ce principe constitue-t-il le fondement de la notion de politique en Islam ? Si oui, peut-il être rapproché de la dialectique ami/ennemi de Carl Schmitt ?
BarakAllahou fik
Ton frère et fidèle lecteur.
Wa aleikoum salam,
La réalité d’ « Al-Walâ wal-Barâ »
Ces deux concepts apparaissent dans le Coran dans deux types de contexte distinct.
- On remarque que la notion de barâ, désaveu, est évoquée surtout au sujet de la position d’Ibrahim vis-à-vis de son clan resté païen. En se « désavouant » des cultes de son peuple à Harran, Ibrahim a ainsi constitué une nation à part avec les croyants qui l’ont suivi :
{Il y a pour vous un bon modèle à suivre en Abraham et ceux qui étaient avec lui lorsqu’ils dirent à leur peuple « nous sommes innocents de vous et de ce que vous adorez à la place de Dieu. Nous vous renions et entre nous l’hostilité et la haine régneront à tout jamais, à moins que vous croyez en Dieu Seul »}[2].
Cette notion n’est pas évoquée dans ce sens-là pour les musulmans, puisque dans la sourate 9 par exemple, le verset {Désaveu d’Allah et de Son Messager envers les païens avec qui vous avez traité (…)}[3], il s’agit de l’abrogation du traité de paix avec les païens et non de la notion de Barâ dans le sens de désaveu des croyances.
Même si Ibrahim est considéré comme un modèle à suivre, car c’est le premier prophète dans l’histoire qui a constitué une nation sur la base de la foi et non plus sur la base d’une appartenance ethnique, l’islam n’implique pas, de “haine” ou d’hostilité envers les autres, comme le prouvent les relations individuelles et collectives que le Prophète (صلى الله عليه وسلم) a demandé d’observer vis-à-vis des autres communautés religieuses.
On peut se sentir appartenir à groupe sans haïr spécifiquement les autres, sinon l’islam ne prévoirait pas la cohabitation avec les autres communautés religieuses sur ses territoires, interdirait les relations avec elles, etc. Or il n’en est rien.
- La notion de walâ, ou allégeance à un groupe, est évoquée à l’intention des musulmans de l’époque du Prophète (صلى الله عليه وسلم) sous un angle normatif, précisément pour orienter le comportement que les musulmans doivent avoir vis-à-vis des autres communautés religieuses.
Souvent, ces versets ordonnent aux musulmans de ne pas prendre pour « alliés » les autres communautés : {Les croyants ne prennent pas les mécréants pour alliés en lieu et place des croyants}[4]. Pour comprendre le sens de ces versets, il faut les replacer dans leurs contextes.
Cela signifiait premièrement que les musulmans devaient se considérer comme un « groupe », une communauté à part, et qu’ils n’étaient pas un courant du christianisme ou du judaïsme. Le concept de wali ici pourrait être traduit non pas par « alliés », mais par « amis » ; il était demandé de ne pas les prendre naïvement en affection alors qu’eux-mêmes ressentent de l’hostilité envers les musulmans et qu’ils pourraient utiliser la confiance et l’amitié des musulmans contre eux.
Dans le Coran, ces principes sont donc invoqués pour prévenir la “naïveté” de certains musulmans qui par sentiment fraternel envers les Juifs et les chrétiens avec lesquels ils partagent des références communes, seraient amenés à « se confier à eux » et se mettre en position de faiblesse.
Par exemple, dans ce passage, le Coran rappelle une réalité dont nous sommes toujours témoins 14 siècles plus tard : {Vous les aimez, mais ils ne vous aiment point. Vous croyez au Livre [Bible] tout entier. Quand ils vous rencontrent, ils disent « nous croyons », mais quand ils sont entre eux ils ruminent leur haine}[5]. Le wâla implique les musulmans doivent donner la priorité à ceux qui partagent leur croyance et leur culte.
De nombreux représentants juifs et chrétiens (mais pas tous) exècrent les musulmans même s’ils ne le manifestent pas toujours, tandis que les musulmans qui s’impliquent dans ce type de dialogue et autre « rapprochement » le font en toute naïveté et avec un réel sentiment « fraternel » envers eux, du fait d’un décalage dans les représentations.
C’est-à-dire que nous autres musulmans, reconnaissons les prophètes antérieurs et considérons l’islam comme le prolongement de la tradition biblique ce qui suscite chez nous une sympathie naturelle envers eux. Tandis que les chrétiens en particulier ne se représentent absolument pas l’islam comme appartenant à cette filiation et de ce fait, ne partagent pas ce sentiment de proximité. Le principe de Walâ est donc là pour tempérer chez les musulmans leur tendance à fraterniser trop facilement avec des communautés qui leur sont parfois hostiles.
Toujours dans le même registre, d’autres passages du Coran informent les musulmans de certaines réalités comme le fait que juifs et chrétiens seront souvent enclins à s’allier entre eux contre l’islam et qu’il ne faut donc pas s’ouvrir totalement et naïvement aux uns ou aux autres : {Ne prenez pas les juifs et les chrétiens pour alliés, ils sont alliés les uns des autres}[6].
Dans d’autres versets, le walâ désigne le fait que le partage d’une même foi prend le pas sur les relations de sang et les liens familiaux, ce qui était révolutionnaire en Arabie où les liens de parenté étaient le fondement de toute loyauté communautaire ou politique.
Deuxièmement, le concept de walâ indique que cette communauté musulmane représente aussi une “nation” (oumma) vouée à se doter d’outils politiques, dans la mesure où il affirme que les musulmans représentent une « nation distincte de toutes les autres » comme l’affirmait le préambule du traité de Médine.
En plus d’une communauté de fidèles, ils représentent une nation qui cherche à se doter de structures politiques propres, dans la mesure du possible, car les musulmans ne sont pas voués à vivre sous une domination étrangère.
D’une certaine manière, ces deux notions de walâ et de barâ sont effectivement constitutives du projet politique de l’islam, car sans elles, l’islam se limiterait à une communauté de fidèles, sans être une « nation » distincte. Il est également intéressant de faire le pont avec la dialectique ami/ennemi dans la pensée de Carl Schmidt ou la prise de conscience d’un ennemi est essentiel pour définir une identité et une société.
Il faut donc se tenir à un juste milieu entre les musulmans, ultra minoritaires, qui prétendent qu’il faut proscrire toute forme de relation pacifique avec les non-musulmans et qu’il faut uniquement chercher à les détruire en invoquant souvent le verset d’Ibrahim – cité plus haut – en le sortant de son contexte, et la majorité des musulmans qui ne ressentent pas de sentiment d’appartenance à la Oumma, ou qui par pacifisme naïf cherchent la reconnaissance et la fraternité des « judéo-chrétiens » quand ceux-ci les rejettent et les maltraitent. Ce dernier cas de figure s’applique aussi aux États qui sont dans une relation de soumission envers les puissances occidentales.
La diplomatie était-elle « shar’iyya » ?
Si la question est « est-ce que ce principe implique au niveau politique de couper les relations avec les autres entités politiques ? » Dans ce cas, la réponse est clairement non.
La Sîra prouve que, non seulement, l’autorité politique fondée par le Prophète (صلى الله عليه وسلم) à Médine entretenait des relations avec d’autres entités politiques, États, royaumes non-musulmans : ces relations étaient politiques mais aussi économiques, elles étaient parfois égalitaires comme avec le royaume d’Éthiopie et certaines tribus arabes polythéistes, et parfois inégalitaires avec des tribus, royaumes (Najrân, Douma) et villes qui étaient devenues « tributaires » (amân) de Médine.
Mais plus encore, le Prophète (صلى الله عليه وسلم) a œuvré pour que son État médinois soit reconnu par les autres entités politiques. Il a cherché à entamer des relations diplomatiques avec son ennemi, l’État qurayshite de La Mecque, quand celui-ci faisait tout pour ne pas reconnaitre l’État de Médine.
Les négociations qui ont eu lieu à Hudaybiyya en l’an 7H, avait pour but d’obtenir la reconnaissance par les Mekkois de l’Etat musulman. Le Prophète (صلى الله عليه وسلم) a pour cela fait beaucoup de concessions aux Mekkois, mais c’était le prix à payer pour entrer dans une phase diplomatique avec eux : le simple fait que les Qurayshites signent un traité avec les musulmans était une victoire pour Médine qui devenait officiellement une puissance politique reconnue en Arabie.
La plupart des musulmans présents n’ont pas compris ce geste, notamment ‘Umar ibn al-Khattâb, comme le rapporte al-Bukhârî dans son Sahîh, car ils l’interprétaient comme une « concession », un avilissement, sans voir le bénéfice considérable pour l’islam que représentait l’ouverture de relations diplomatiques apaisées avec les Quraysh.
Pourquoi vouloir obtenir cette reconnaissance politique des États non-musulmans ? Parce que c’est l’essence de la puissance politique. L’objectif de l’islam est de fonder une puissance politique faisant triompher la parole divine, face aux empires terrestres. Or, une entité politique isolée et marginalisée, reléguée au ban des nations, fussent-elles mécréantes, ne peut se hisser dans les relations internationales et obtenir de la puissance.
Les relations politiques, économiques, diplomatiques avec les grands États et puissances non-musulmanes sont essentielles pour affermir la puissance d’un État islamique. Par conséquent, la fatwa du cheikh Ibn Bâz est parfaitement juste sur le principe général.
Le problème n’est pas de nature « juridique », fiqhiste, sur la question de savoir s’il est permis ou non pour un État musulman d’entretenir des relations avec une entité politique adverse, mais les buts politiques de cet État : cherche-t-il à servir les intérêts de l’islam et de la Oumma ? Ou à l’inverse cherche-t-il à nuire à l’islam en se soumettant à l’agenda hostile d’une puissance mécréante ?
Quelque temps après la publication de cette fatwa, le prince Abdallah al Saoud avait mis en place un plan de paix reconnaissant définitivement l’existence d’Israël (en Palestine) au nom de tous les États arabes au prix du retrait des territoires conquis en 1967[7].
Or le cheikh Ibn Baz, dans ces fatâwa, rappelle juste la permission de trêve (et donc de relations commerciales) et n’a jamais imaginé une reconnaissance officielle et une normalisation définitive avec Israël. D’ailleurs Israël, confiante en sa puissance, avait balayé d’un revers de main l’initiative saoudienne…
Le problème ne réside pas dans la légitimité d’établir des relations diplomatiques, commerciales, avec une entité politique hostile à l’islam, mais l’intention qui anime cette volonté d’établir des relations. Il ne faut se tromper dans l’argumentaire, au risque de renforcer la position de ceux que vous voulez dénoncer, car ils pourraient vous rétorquer que la dynastie omeyyade qui lança le plus de campagnes militaires et conquit les plus vastes territoires était aussi celle qui normalisa et codifia les relations diplomatiques avec les États non-musulmans, au premier rang desquels l’empire byzantin, qu’elle combattait par ailleurs.
Ils pourraient aussi, à juste dire, rappeler qu’un héros de l’histoire musulmane, Salâh add-Dîn, libérateur de Jérusalem et vainqueur des croisés entretenait pourtant des relations très courtoises avec les royaumes croisés. Il reconnaissait la réalité de leur existence, entretenait des relations de toutes sortes, dialoguait avec eux et il pouvait même conclure des trêves avec eux quand il en voyait l’intérêt. Cela ne contredisait pas sa lutte globale contre ces États.
Cette attitude réaliste l’a même considérablement aidé dans ses victoires: car cela prouvait aux yeux de toutes les populations, mêmes non-musulmanes, qu’il était un dirigeant raisonnable et crédible dans lequel ils pouvaient placer leur confiance.
Cela a accéléré la libération de Jérusalem, car les chrétiens savaient qu’il n’y aurait pas de massacre ou d’injustices à leur endroit. Si, à l’inverse, Salâh ud-Dîn avait été dans une démarche agressive, menaçante, les habitants chrétiens auraient vu en lui une menace existentielle, un fou furieux prêt à les exterminer, leur résistance aurait été acharnée et la victoire compromise.
Cela pose la question du rapport de force dans les relations diplomatiques et les politiques internationales. Historiquement, les grandes dynasties musulmanes n’ont jamais hésité à entretenir des relations de toutes sortes lorsqu’elles étaient en position de domination ou d’égalité avec les forces en présence. Une partie du fiqh reconnaît cette corrélation entre l’état de la puissance et la nature des relations diplomatiques.
Par exemple, certains hanafites n’interdisent pas de s’allier militairement avec des puissances étrangères mécréantes, si et seulement si les musulmans dominent, cela malgré ce que stipule le hadith rapporté par ‘Aïcha concernant la bataille de Badr ou un idolâtre avait voulu se joindre au prophète. On peut même y déceler, un principe de tolérance plus fort quand l’islam domine, et des principes plus restrictifs quand l’islam est en position défensive: il y a une grande lucidité stratégique dans cette position de principe.
Finalement les états arabes actuels ne sont pas dans ce cas de figure, inférieurs, dominés, gouvernés par des régimes qui n’ont aucunement en vue la sauvegarde des intérêts islamiques les plus élémentaires, mais poursuivent des buts politiques très spéciaux, au profit exclusif des gouvernants et de leurs alliés non-musulmans. En conséquence, les relations avec Israël ici, ne sont absolument pas assimilables aux relations que Salâh Ad-Dîn a pu entretenir avec les croisés, avec lesquels il était en état de guerre permanent.
Ce qu’il faut reprocher aujourd’hui aux régimes arabes, ce n’est donc pas la légitimité générale des relations avec des États hostiles au nom de principes abstraits, mais tout simplement leur inféodation idéologique et politique, à un système impérial. Quand MBS entretient des relations amicales avec les dirigeants américains et israéliens, ce qui est problématique c’est que ces relations matérialisent la profonde sympathie et l’adhésion aux projets impérialistes occidental et sioniste.
Cette complicité avec l’ordre occidental est d’ailleurs corrélée au mépris et l’aversion que ces dirigeants expriment envers l’islam, aversion qu’ils ne peuvent néanmoins pas exprimer de manière totalement ouverte pour ne pas heurter leur population, mais que leurs actes quotidiens indiquent.
ASK
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[1] Ref : Fatâwâ Wa Rasâ’il Ibn Bâz 8/223
[2] Sourate 60, verset 4
[3] Sourate 9, verset 1
[4] Sourate 3, verset 28
[5] Sourate 3, verset 119
[6] Sourate 5, verset 51
[7] Cf Initiative de plan de paix Abdallah 2002
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