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Les dangers de l’étymologisme

Les dangers de l’étymologisme

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Salam Alaykoum, je voudrais savoir si vous pouvez m’éclairer sur l’étymologie du mot « monsieur » ; si cela peut être considéré comme du chirk de le prononcer, ou non ?

Je suppose que vous voulez dire que l’expression « mon sieur (sire) » ou « mon seigneur » pourrait être considérée comme une forme de paganisme, car il s’agirait d’attribuer un titre divin (Seigneur) à un humain.

Il existe effectivement dans la culture judéo-chrétienne  une vraie confusion linguistique autour du concept de seigneur/maître, qui est à l’origine de déviations doctrinales graves. Chez les Juifs, le mot « rabbi » signifiait, comme en arabe, « mon maître/seigneur ». Ils l’employaient aussi bien pour Dieu que pour un maître religieux. A ce titre, Jésus était un rabbi, et était surnommé ainsi par ses premiers disciples, ce qui n’est pas étranger aux confusions et à la divinisation dont il a été l’objet par la suite.

Sur ce point, l’Islam a effectivement opéré une distinction linguistique, en réservant l’expression rabb/rabbî pour Allah, et en prévoyant d’autres formules respectueuses pour les humains, comme « sayd » qui signifie aussi « maître », mais qui se distingue du mot « rabb », ou encore « cheikh » qui signifie étymologiquement le « vieux », l’« ancien ». Ce mot souligne l’âge par marque de respect.

Cependant, en ce qui concerne le mot « monsieur », la question est différente car pour donner un hukm (statut) à une chose, les principes d’Usûl al-Fiqh prévoient qu’on s’intéresse à la réalité de la chose dans son contexte et non à son étymologie, ou au sens que ce mot peut avoir dans d’autres lieux, cultures ou sujets abordés. En fin de compte, les mots ne sont qu’affaire de conventions et d’ententes entre les sujets parlants et pensants.

C’est une distinction que l’on retrouve dans les ouvrages musulmans classiques entre la signification « linguistique » (lughawi) et la signification contextuelle (mustalah). Ici, ce n’est donc pas l’étymologie qui compte, le sens qu’il pouvait avoir à une autre époque ou les autres sens qu’il peut recouvrir, mais le sens usuel et actuel de ce mot. En l’occurrence, le mot « monsieur » n’est rien d’autre qu’un titre respectueux attribué à un homme adulte, sans aucune connotation cultuelle ou idéologique, et il est à ce titre parfaitement autorisé de l’employer.

Le Coran nous offre d’ailleurs un exemple assez proche avec le mot « Baal ». Baal était le dieu principal dans les cultes païens sémitiques. Il est évoqué dans le Coran au sujet du Prophète Elie qui tentait de détourner son peuple de cette divinité (Coran 37.125). Mais « Baal » signifiait aussi dans ces mêmes langues sémitiques l’ « époux », le « père de famille » car il s’agissait du « dieu-père » que l’on retrouve dans toutes les formes de paganisme (comme par exemple « Jupiter » dans la religion romaine). Or, l’Islam n’interdit pas d’utiliser le mot « baal » pour désigner un « père de famille », un « mari ». Ce mot est même utilisé dans le Coran dans ce sens là : {Si une femme constate de la part de son mari [baal] une attitude hostile (…)} (Coran 4.128). On voit ici que dans un certain registre religieux, le mot Baal est un concept païen, mais dans sa dimension linguistique originaire, il signifie simplement « père de famille ».

Le hukm ne retient que le sens linguistique usuel sans se soucier de la connotation païenne de ce mot quand il est utilisé dans d’autres contextes. Enfin si on pousse l’étymologie jusqu’au bout, on s’apercevra que l’expression « mon seigneur » en français n’est pas si blasphématoire que cela, puisque « seigneur » dérive du latin « senior » qui signifie le « plus âgé », le « vieux ». On peut donc considérer « monsieur » comme l’équivalent de la formule arabe respectueuse de « cheikh ».

Pour terminer, je renvoie à la réflexion d’Ibn Taymiyya sur le sujet qui alertait contre les dangers de l’étymologisme qui peut induire en erreur. Voici l’extrait en question avec le commentaire associé du livre « la Lettre Palmyrienne » (p122-123) :

Ibn Taymiyya : « C’est précisément pour cela qu’Abû ‘Ubayd et d’autres ont affirmé que les juristes (fuqaha) connaissent mieux le ta-wîl que les linguistes »

Commentaire : Il s’agit d’Abû ‘Ubayd al-Qâsim ibn Salâm qui arguait du fait que certains termes religieux sont mal interprétés par les linguistes qui se basent sur l’étymologie des mots et non sur leur sens usuel. Par exemple le mot salât va être compris par un linguiste arabe comme « invocations », alors que dans le jargon coranique, ce terme désigne la « prière canonique ». C’est la distinction qu’on retrouve dans les ouvrages classiques entre ma’na lughawî (sens linguistique) et ma’na isthilâhî (sens contextuel).

Comme le vrai ta-wîl est la réalisation matérielle d’une parole, le sens véritable se trouvera dans l’analyse contextuelle du mot et non dans son étymologie. Il est vrai que beaucoup d’exégètes se focalisent sur l’étymologie pour expliquer les termes contenus dans le Coran, alors que leur vrai sens ne peut être compris que par l’étude de la relation d’un mot avec ses synonymes et ses homonymes présents dans le Coran lui-même. Par exemple pour le mot « kufr » (mécréance) ; beaucoup essayent d’expliquer son sens en recourant à son étymologie (cacher, mettre sous terre, dissimuler). Ils émettent alors des explications saugrenues : la mécréance (kufr) serait le fait de dissimuler sa vraie nature.

En réalité, le sens subtil de ce mot s’obtient par une analyse comparée à l’intérieur du texte coranique, donc de manière contextuelle. Le verbe kafara signifie souvent « être ingrat », « ne pas reconnaitre les bienfaits d’un tiers » comme dans ce verset qui mentionne une parole de Salomon (Sulaymân) : {Tels sont les bienfaits dont Allah m’a comblé pour voir si je serai reconnaissant (ashkur) ou si je serai ingrat (akfur)} (Coran 27.40). Et à la deuxième forme verbale kaffara, ce mot signifie « absoudre un péché », « ignorer un méfait » : {peut-être que votre Seigneur vous absoudra [yukaffîr] vos péchés} (Coran 66.8).

On remarque que malgré des formes verbales et des contextes différents, un sens commun et fondamental de kafara émerge : « le fait de renier, ignorer l’action d’un tiers » qu’il s’agisse d’un ingrat qui ne reconnait pas la générosité d’Allah envers lui, ou d’Allah qui renie les méfaits commis par des hommes pour leur pardonner. Cette analyse contextuelle nous permet de comprendre que le kufr dans le sens de « mécréance » consiste à renier à Allah son action dans le monde, qu’il s’agisse de la création, de ses bienfaits, ou de l’envoi des prophètes et des livres.

Cette remarque est très importante : car pour Ibn Taymiyya les Fuqaha ou juristes musulmans qui s’occupent de déterminer les actions concrètes que le croyant doit accomplir dans la réalité pour appliquer la religion, sont plus proches du ta-wîl défini comme la réalisation concrète d’un texte, que les exégètes officiels qui demeurent dans l’explication théorique des textes et ne pratiquent pas réellement le ta-wîl selon la troisième définition qui est donnée plus haut.

Ibn Taymiyya : « comme c’est le cas pour la question de la « tunique sans manche » (as-Sammâa). »

Commentaire : Dans des hadiths rapportés par al-Bukhârî et Muslim, selon Abû Hurayra et Abû Sa’îd al-Khudrî, le Prophète (sws) a interdit le port pendant la prière d’un vêtement que les Arabes appelaient as-Sammâa qui était une longue tunique cousue dans une seule pièce de tissu et comportant aucune manche ni ouverture pour les bras.

Abû ‘Ubayd a précisé au sujet de ce hadith que les linguistes ont donné une mauvaise interprétation à cette interdiction. En se bornant à la définition linguistique de l’expression, ils affirmaient que ce vêtement avait été interdit de peur que la personne ne trébuche. Or, ce sont les fuqaha qui, du fait de leur maitrise du concret, ont donné le bon ta-wîl de cet interdit religieux, en précisant qu’il avait été interdit car il dévoilait les parties intimes quand la personne venait à s’asseoir.

Ibn Taymiyya : « En effet, les juristes connaissent parfaitement la mise en pratique des commandements et interdictions car ils connaissent précisément les visées (maqâsid) du Messager (sws), de la même manière que les disciples d’Hippocrate et de Sibawayh et autres, comprendront mieux les visées de leurs maîtres, que des personnes se bornant à une simple connaissance linguistique. »

Commentaire : Hippocrate (né -460JC ; mort -370JC) était un savant grec. Il est considéré comme le père de la médecine. Sibawayh (148-180H) était un savant perse spécialiste de la langue arabe, il est considéré comme le père de la grammaire arabe, par ses efforts de formalisation des règles linguistiques.




A. Soleiman Al-Kaabi

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